Où est le loup ?

Aignan était un homme doux, généreux ; il avait sept enfants et il aimait tendrement sa femme.

« Comment rendre les gens heureux ? » demanda-t-il un jour au prêtre du village. Le prêtre répondit : « Dans la forêt, il y a un loup, un terrible loup qui tue toux les enfants et adultes qui osent s’aventurer près de son territoire. Tue-le, et tu rendras les gens heureux. – Comment m’y prendre ? demanda Aignan. – Avant toute chose, prépare-toi : il faudra que tu deviennes aussi féroce que le loup que tu veux abattre. Désormais agis comme un loup : mange comme un loup, parle comme un loup, marche comme un loup, dors comme un loup, aime comme une bête. Fais cela pendant une semaine. Au bout d’une semaine, tu seras prêt à aller te battre. »

Aignan remercia le prêtre ; il sentait déjà que son cœur battait comme celui d’un loup. Il marcha comme un loup pour rentrer jusque chez lui, parla à sa femme et à ses enfants comme un loup et s’endormit comme un loup dans sa chaumière.

Au bout d’une semaine, Aignan ne songea plus à aller combattre le loup : il était lui-même devenu loup. Et lorsque sa femme s’approcha de lui pour l’embrasser, Aignan bondit sur elle et la tua. Puis, lorsque ses enfants s’approchèrent de lui pour jouer, Aignan les dévora. Il partit ensuite ravager le village n’épargnant aucune vie humaine.

Et quand Aignan comprit ce qu’il avait fait, il voulut se rendre dans la forêt pour trouver le loup qu’il s’était promis de combattre : il s’approcha d’un étang et vit son reflet. Il frappa sept fois son reflet mais ce fut en vain : il se dévisageait toujours avec des yeux de loup.

Le prêtre qui s’était mis à l’abri s’approcha de lui et lui dit : « Avant de combattre le loup, regarde où est le loup », mais Aignan était loup : il l’écouta avec son cœur de loup et commença à le dévorer. Et le prêtre n’eut que le temps de dire : « Faire le bien, pourquoi pas ? Mais… »

Et ne dit rien de plus.

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Lae pire diable du monde

Il était une fois un prêtre du nom de Jean qui voulait anéantir le mal dans le monde. Il était toujours armé de son crucifix et on l’appelait dans le pays « le tueur de démonz » car il n’était jamais effrayé de rien et à ce qu’on racontait, il écrasait les diables comme des mouches.

Une nuit, un voyageur, besace sur le côté, vint frapper à la porte de Jean: « Je connais lae pire diable du monde, monsieur le curé. Voulez-vous que je vous le montre ? » Jean prit son eau bénite et répondit : « Oui. »

Le voyageur sortit alors un petit miroir de sa besace et le tendit à Jean.

Jean regarda : il se vit.

« Est-ce donc lui, lae pire démon du monde ? Comme ol est laidx ! » s’écria-t-il.

Le voyageur était parti.

Jean serra alors les poings : « Puisque tu es lae pire démon du monde et que tu es laidx, il faut t’anéantir. » Il voulut frapper son reflet mais ce dernier au moment où il allait en finir dit : « Apporte-moi à boire : j’ai soif. »

Jean répondit : « Puisque c’est ta dernière volonté, je vais l’accomplir. » Il prit du vinaigre et le versa sur le miroir : « Ne sais-tu donc donner que du vinaigre à tes semblables, Jean ? Donne-moi de l’eau. » Jean apporta de l’eau et fit boire le reflet comme il put.

Le reflet dit alors : « Merci, Jean. Mais il fait froid : tiens-moi chaud. » Jean prit le miroir et l’approcha du feu, très près du feu : « Ne sais-tu donc que brûler tes semblables, Jean ? Prends-moi entre tes bras. » Jean prit le miroir entre ses bras : « Est-ce bon maintenant ? – Pas tout à fait, je veux tout ton amour. – Non, ça, ce n’est pas possible, répondit Jean. Je le dois à Diex. Et puis… Tu es si laidx ! Prépare-toi à mourir. »

Jean s’apprêtait à abattre le poing sur le miroir en criant ; il essaya une fois, deux fois, trois fois sans y parvenir. Alertaes par les cris, les villageois, torches à la main, se ruèrent dans le presbytère.

Alors Jean vit dans le miroir des visages : il y avait des enfants, des femmes, des hommes de tout âge, de toute condition. « Que vous arrive-t-il, monsieur le curé ? pouvons-nous vous aider ? »

Et Jean desserrant le poing répondit : « J’ai failli anéantir ane démonx. Çae démonx, c’est mon visage : soixante-dix-sept enfants, soixante-dix-sept femmes, soixante-dix-sept hommes, soixante-dix-sept personnes. Je leur ai pardonné et j’espère qu’iels me pardonneront. »

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Le sacrifice

Il était une fois un homme qui vivait avec sa femme et son fils paisiblement.

Or, un jour, ane ange descendit du ciel et dit à l’homme : « Demain matin, rends-toi sur la montagne la plus haute et égorge ton fils. »

L’homme le lendemain matin se mit en route avec son fils. Mais la mère de l’enfant qui avait tout entendu pendant la nuit précédente se mit en route en cachette derrière son mari et son fils.

Quand l’homme et l’enfant furent en haut de la montagne, elle appela lae diable et lui demanda :

« Comment empêcher mon mari d’agir ? » Lae diable lui répondit : « Laisse-moi m’en occuper, je l’assommerai et tu pourras ramener ton enfant en lieu sûr. »

Aussitôt, lae diable s’exécuta. La femme prit l’enfant avec elle, mais une main angélique la retint par l’épaule : « Qu’as-tu fait ? Ne sais-tu pas que cet enfant est un futur criminel qui éliminera la moitié de l’humanité si tu le laisses vivre ? »

La femme répondit : « Et toi, envoyae de Diex, ne sais-tu pas que nous n’en savons rien, nous autres les êtres humains ? », et serrant son enfant contre son cœur, elle quitta la montagne.

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Les rêves

Un prince vivait dans la joie. Toute la nuit il dansait et buvait. Le jour il dormait et ne rêvait pas.

Or, au pied du palais du prince, il y avait une mendiante, visage austère et cheveux fous. Elle dormait là, tête à l’envers ; ses ronflements parvenaient jusqu’aux fenêtres les plus hautes : celles toujours éclairées la nuit, toujours riantes.

Et comme ces ronflements indisposaient le prince, il fit tuer la mendiante – cigale malgré elle.

La nuit suivante, ce n’était pas une mendiante mais deux qui dormaient sous les hautes murailles. Elles s’enlaçaient et rêvaient des mots interdits à voix haute.

Le prince indisposé les fit tuer également.

Mais la nuit suivante, il y avait trois mendiantes qui dormaient sur le seuil du palais. Elles s’étaient endormies en priant. L’orage était sorti de leurs bouches exaucées : il y avait du tonnerre et mille couteaux dans le ciel.

Le prince furieux les fit tuer à l’aube.

Hélas, la nuit suivante il y avait cent mendiantes qui dormaient aux pieds des gardes du palais. Elles dormaient si bien que la lune était sous leur paupière et le ciel était vide, la nuit noire et sans fin.

Le prince ordonna l’hécatombe. Cent cadavres tombèrent qui attirèrent les corbeaux et les oiseaux de proie.

Et les filles et les fils et toux les enfants des oiseaux décidèrent de chanter en plein jour.

Il y eut un printemps.

Les mendiantes de tous bords commencèrent à rêver sous le soleil.

Et le prince et sa cour ne fermèrent plus les yeux.

Le rêve fut ainsi appris au monde après la folie, l’amour, la prière, l’orage et le rien.

À vous toutes, bonne nuit.

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Les soixante-dix-sept ombres

Une jeune fille fut un jour agressée par un homme inconnu. Il la viola, et partit. Et la jeune fille n’avait dit mot.

Elle se rendit auprès d’un médecin qui lui dit : « Te voilà sale maintenant ! Que ne t’es-tu défendue ? »

Et la jeune fille pensa : « Je suis sale. » Elle se lava plusieurs fois, mais cela ne servit à rien.

Elle se rendit auprès d’un prêtre qui lui dit : « Il te faut pardonner désormais. »

Et la jeune fille pensa : « Je dois pardonner désormais. » Elle essaya plusieurs fois de pardonner, mais chaque fois qu’elle essayait la rage montait en elle.

Une troisième fois, elle demanda de l’aide. Elle se rendit alors auprès d’une guérisseuse. La guérisseuse lui dit : « C’est le salaud qui t’a fait ça qui est sale, pas toi. »

Elle lui dit encore : « Et si tu te vengeais sur l’ombre de cet homme ? »

Et la jeune fille demanda : « Comment m’y prendrai-je ? Où trouverai-je l’ombre de cet homme ? » Alors, la guérisseuse lui tendit un crayon à ombre, et la jeune fille dessina avec une ombre. Elle dit :

« Voilà, j’ai réussi à tracer l’ombre de cet homme. »

Et la guérisseuse lui dit : « Combats-la désormais autant de fois que nécessaire. »

Alors, la jeune fille comprit. Elle combattit l’ombre soixante-dix-sept fois ; elle la redessinait chaque fois qu’elle l’avait vaincue. Et elle ne cessait de raconter son histoire. On la surnomma : « celle qui a vaincu soixante-dix-sept ombres. »

Mais les ombres ne meurent pas et l’homme court toujours.

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