Eau-tranquille et Eau-courante

Il était une fois Eau-tranquille qui vivait chez son père. Elle était si belle qu’on disait d’elle que ses cheveux étaient remplis de soleil levant, et ses yeux tout pleins de ciel d’avril.

Un jour, une étrangère arriva près de la maison d’Eau-tranquille ; elle s’appelait Eau-courante : son vêtement bleu était brodé des vagues de l’océan ; et sa peau était sombre, ses cheveux et ses yeux couleur de nouvelle lune.

Eau-courante s’approcha d’Eau-tranquille et lui dit : « Sais-tu à quel point il est bon de dévaler les rocs et les pentes escarpées dans le gel des montagnes ? » Eau-tranquille, acquiesça de la tête : elle se mit à rêver de montagnes. Alors, Eau-courante ajouta : « Sais-tu à quel point il est bon de courir entre les champs de lavande, en répandant ses rires et ses larmes dans la boue ? » Eau-tranquille acquiesça de la tête : ses yeux distraits étaient devenus tout remplis des lavandes rêvées. Eau- courante dit encore : « Sais-tu à quel point il est bon de se jeter dans la mer, toute nue et toute hésitante pour se fondre en elle ? »

Eau-tranquille dit alors : « Emmène-moi avec toi, et nous dévalerons ensemble les montagnes ; nous passerons à travers les champs de lavande ; nous nous fondrons ensemble dans la mer et nous serons heureuses. »

Eau-courante voulut emmener Eau-tranquille avec elle ; mais le père d’Eau-tranquille refusa : il ne voulait pas qu’Eau-tranquille parte avec une étrangère. Les années passèrent. Eau-tranquille rêva tant du monde et d’Eau-courante que ses eaux atteignirent parfois le ciel, s’évanouissant en nuage ; devenue nuage, elle versait ses larmes de désir dans l’océan, sur les champs de lavande, sur le sommet des montagnes et même sur le corps d’Eau-courante.

C’est ainsi que naquit la pluie.

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Le mur de pierre

Il était une fois deux jeunes filles qui s’aimaient tendrement, mais qui n’avaient jamais vu que la moitié du visage de l’autre. En effet, un mur séparait les deux royaumes dans lesquels elles vivaient respectivement ; et toutes deux mesurant la même taille, leur visage ne dépassait que de moitié le mur qui les séparait si bien qu’elles ne connaissaient de l’autre que les cheveux, le front, les yeux. Quant à la bouche, elle était barrée par la pierre du mur ; et les paroles qui sortaient de la bouche de l’une ou de l’autre ne parvenaient pas toujours de l’autre côté du mur. Lorsque l’une récitait un poème à l’autre, celle-ci n’entendait qu’un vers sur deux ; cela donnait lieu à des malentendus qu’il serait trop long de détailler ici mais qui auraient bien pu briser leur amour si celui-ci n’avait pas été encore plus solide que le mur qui les séparait.

Un jour, l’une d’entre elles décida de prendre le risque de commencer à percer le mur, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient : « Tu mourras si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma d’une de ses aiguilles à coudre et commença à creuser la pierre ; et l’autre voyant (ou plutôt entendant) sa bien-aimée se mettre à l’œuvre décida de faire de même, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient :

« Tu feras mourir les autres si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma non pas d’une aiguille à coudre, mais d’une pioche et commença à percer le mur ; elle dit à l’autre : « Pourquoi es-tu si lente à briser le mur ? » L’autre répondit : « C’est que j’ai une aiguille à coudre pour le briser. Et toi, pourquoi es-tu si rapide ? — C’est que, répondit la première, je me suis armée d’une pioche, bien que je n’aie pas l’autorisation de le faire. — Quel malheur que je sois obligée de n’utiliser que ce qu’on a donné à nous autres les femmes pour te rejoindre ! dit la seconde. — Pourquoi n’utilises-tu pas tes propres mains ? dit la première. Quant à moi, je suis sûre que tes mains valent mieux que tes outils de couture. — Faut-il que je garde les mains ouvertes ou que je serre les poings pour abattre le mur ? demanda la seconde. — Garde les mains ouvertes pour recueillir la pierre quand elle finit par céder, mais ferme le poing pour pouvoir la faire céder et frapper dedans », répondit la première. Elles procédèrent ainsi, et le mur finit par s’abattre à coups de pioche, de poings, et parce que la pierre une fois brisée était recueillie en un tas qui une fois bien agencé forma ce qui ressemblait à une maison ; cette maison permit aux deux jeunes filles de se rejoindre à l’abri du regard des autres.

Elles se connurent ainsi, mais une fois de retour chez elles, leur famille leur demanda : « Où étais-tu que tu rentres si tard le soir ? » Ce à quoi elles répondirent toutes deux ce qu’elles avaient convenu de répondre : « J’ai rencontré sur le chemin du retour, un chat mort que j’ai décidé d’enterrer ; j’ai cueilli des fleurs pour sa tombe et je l’ai décorée. » Les deux familles ne furent pas satisfaites et

décidèrent de suivre les traces de pas des deux jeunes filles, celles qu’elles avaient laissées dans la boue derrière elles : en les suivant, elles arrivèrent à la maison de pierre.

Alors, chaque famille vit le visage des membres de la famille de l’autre royaume. Cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas vu de visage autre que celui des gens de leur propre royaume ! Oubliant le motif de leur venue, et leur colère contre leurs filles respectives, elles s’aperçurent que la raison pour laquelle le mur avait été dressé — une épidémie de peste qui ravageait les deux royaumes — n’était plus d’actualité depuis longtemps ; mais elles avaient perdu l’habitude de voir la bouche des gens des autres royaumes, et surtout d’entendre ce qui se disait derrière le mur de pierre. Quelle ne fut pas leur surprise de voir que les bouches des personnes étrangères à leur propre royaume pouvaient sourire, rire, grimacer, manger, parler ? Elles décidèrent d’organiser un grand banquet et lorsque les deux jeunes filles parlèrent de leur amour, car elles finirent par l’avouer aux membres de leur famille respective, leur entourage leur dit : « Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? » Alors, les deux jeunes filles répondirent : « Il est hors de question que nous nous mariions. »

Elles vieillirent néanmoins ensemble, adoptèrent une multitude de chatz, et habitèrent la maison de pierre que les gens des deux royaumes pointaient du doigt en disant : « Cette maison de pierre était autrefois un mur. » Plus tard, bien après leur mort, la maison tomba en ruines ; les pierres furent retirées pour d’autres constructions ; et bientôt, il n’en resta plus rien qu’un petit caillou. Une petite fille jouant avec ce caillou un jour y vit les traces que l’aiguille y avaient laissées ; et elle savait par les histoires de sa mère et de sa grand-mère que ce n’était non pas la mer qui avait érodé la pierre mais l’amour. Si tu vois un jour des pierres un peu abîmées sur ton chemin lectaire, souviens-toi de l’histoire que je t’ai racontée ; car je n’en doute pas, il existe dans le monde des milliers, des millions de personnes qui par leur amour ont ébréché les pierres elles-mêmes, peut-être même des milliards. Ainsi se termine mon histoire.

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Sept royaumes

Il était une fois deux personnes amoureuses l’une de l’autre — à moins que ce ne fût une vive amitié. Elles s’écrivaient des lettres tous les jours, et comme peu de distance les séparait, les lettres arrivaient dans l’heure même où elles les avaient écrites. Un jour, il se trouva que l’une de ces deux personnes ne répondit pas le jour même à la lettre de l’autre. L’autre personne donc, décida pour la prochaine fois, de ne pas répondre à l’autre dans l’immédiat de la même manière ; et ainsi, la personne à qui elle écrivit en retard décida d’écrire elle-même à son tour en retard. Alors, l’autre personne voyant la lettre arriver en retard, tout du moins par rapport à son habitude, décida de répondre plus tardivement encore, avec trois jours de retard ; et la personne à qui elle écrivait voyant que l’autre répondait avec trois jours de retard, décida de lui répondre avec quatre jours de retard. Et de fil en aiguille, elles se répondirent avec cinq, six, sept jours de retard, puis avec une, puis deux, puis trois, puis quatre semaines de retard ; puis, petit à petit, cela se compta même en mois.

Un jour, l’une de ces deux personnes raconta son histoire à une troisième personne, plus âgée :

« Quel malheur ! dit celle-ci, vous deux habitez l’une à côté de l’autre, mais vous vous écrivez comme si sept royaumes vous séparaient. — Ce n’est pas un malheur, dit la personne qui aimait. Cette distance est nécessaire à tout amour ou toute amitié. Il y a toujours des années qui séparent un cœur qui aime d’un autre cœur qui aime. Quand bien même voudrions-nous effacer cette distance, elle est infranchissable. — Et pourquoi ne rends-tu pas visite à la personne que tu aimes plutôt que de lui écrire ? » A ces mots, la personne qui aimait ne sut pas quoi répondre.

Et pendant la nuit qui suivit, elle ne cessa de penser à la suggestion de la personne âgée. Il lui fut impossible de trouver le sommeil. Enfin, le matin venu, elle se décida à aller voir la personne qu’elle aimait. Elle lui écrivit : « Pourrais-je venir te voir ? » Et dans la journée même, elle reçut la réponse : « Oui. » Alors, elle se prépara puis vint frapper à la porte de la personne qu’elle aimait.

Elles se virent. Et quand elles se connurent ainsi, elles décidèrent de brûler toutes leurs lettres. Elles firent un grand feu, et les jetèrent ; et les lettres tombèrent en cendres.

Après quoi la personne qui n’avait pas vu la personne âgée dit à l’autre : « J’attendais depuis longtemps que tu viennes me voir. » Et l’autre dit : « J’attendais depuis longtemps aussi que tu viennes me voir. » Elles voulurent se mettre un fil au doigt l’une de l’autre pour ne plus jamais se séparer ; mais elles changèrent d’avis : « A celles qui sont déjà liées, nul besoin de fil au doigt, ni de promesse. Laissons les gens malheureux s’attacher avec un fil, mais nous, contentons-nous d’être heureuses ; car notre amour n’est pas un chien auquel on met un collier. »

Elles restèrent donc ensemble, et lorsque l’une d’entre elles vint à mourir, l’autre vint sur sa tombe, pleura ; alors, un oiseau vint à passer : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? lui dit-il. Tu es une personne qui a l’air si malheureuse ! » A cette question, la personne qui avait aimé, et qui aimait encore répondit : « Prends mon cœur et porte-le au ciel à la personne que j’aime. » L’oiseau de son bec, ouvrit la poitrine de la personne qui aimait, et en tira le cœur. Alors, il s’élança vers le ciel mais dans sa course, il fit tomber le cœur : il tomba dans l’eau, la grande étendue d’eau qui recouvre la terre et sépare les pays. Et quand le cœur tomba au fond de l’eau, il palpitait si fort que des vagues se soulevèrent : c’est ainsi que naquirent les vagues ainsi que les marées hautes et basses de l’océan.

L’oiseau arriva néanmoins au ciel, et s’excusa auprès de la personne à qui il devait porter le cœur, en lui racontant tout. Alors, l’âme qui se trouvait au ciel soupira d’un soupir à faire trembler le ciel lui-même. « Prends mon souffle, dit l’âme, et porte-le à celle que j’aime. » L’oiseau plongea son bec dans la bouche de l’âme, et en enleva le souffle. Il s’élança jusqu’à la terre, mais dans sa course, il perdit le souffle et le souffle s’en alla au-dessus de la terre faire frémir les feuilles des arbres, courber l’herbe des champs, soulever la poussière et agiter le crin des chevaux : ainsi naquit le vent.

Et le souffle léger et le cœur lourd se retrouvent parfois, quand le vent souffle au-dessus de la mer. Ensemble, ils portent les bateaux et les font parvenir jusqu’à leur destination ; et depuis que les bateaux naviguent, nulle distance ne peut, fut-elle longue de sept royaumes, séparer deux êtres humains.

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La confiture de figues

Un vieil ermite vivait dans une caverne au fond du désert aride de sable et de rochers. Il priait chaque jour et dans ses prières il soupirait : « Ah ! Si je pouvais aimer l’humanité toute entière, si je pouvais étendre mon amour à toux ! »

Or, cet ermite avait le cœur sec ; il avait beau prier, prier, et même se mortifier, il était assailli de tentations démoniaques et de visions si hideuses qu’il avait pensé mille fois à se coudre les paupières et à se remplir les oreilles de sable pour ne plus rien entendre ni voir.

Un jour, ce fut lae diable en personne qui le visita. Ol lui dit : « Sors donc de ta caverne, ermite, tu ne réussiras à rien si tu restes cloîtré ici : même à l’amour tu n’auras pas droit. » L’ermite ne voulut rien entendre ; alors, ce fut Diex ellui-même qui lui apparut : « Arrête donc de me prier ; je n’en dors plus à force de t’entendre gémir ! Regarde comme tu es malpropre, comme tu sens fort ! Et tu t’étonnes qu’aucun ange ne veuille te visiter ! Ne sais-tu pas que le péché a lui-même son utilité ? »

L’ermite ne voulut encore une fois rien entendre. Quarante années passèrent au terme desquelles il eut tout à coup une envie violente de manger de la confiture de figue : « Je donnerai tout, s’écria-t-il, pour manger de la confiture de figue ! »

Il se leva donc de sa caverne poussiéreuse et marcha péniblement dans le désert. Il marcha, marcha, les jambes frêles, le cœur assoiffé et manqua d’y laisser la vie. Il arriva bientôt dans une ville aux portes du désert. La foule bruyante le pressait de toutes parts, il marchait les yeux baissés sans regarder autour de lui ; enfin, il se trouva au détour d’une ruelle devant une boutique d’où s’échappait une odeur de confiture de figue.

« Nous y voilà ! » s’exclama-t-il. Il entra dans la boutique, un vieil homme l’accueillit : « Te voilà revenu, mon amour. » L’ancien ermite leva les yeux ; il reconnut le visage de son amant.

Son cœur ne fut plus jamais sec et l’amour y coula comme une eau fraîche ; l’amour sans son visage n’est que mensonge.

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Rencontre dans le désert

Une femme chantait dans le désert quand une femme vint vers elle. Elles se dirent :

« Je chantais parce que je savais que tu viendrais. — Je suis venue parce que je savais que tu chanterais. — Je chantais parce que je savais que tu le savais. — Je suis venue parce que j’espérais que tu me savais. »

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