L’amante
L’amante a le corps chaud comme une pluie d’été
la feuille verte et mouillée penche
moins timidement que son œil
sur le cerisier
Le bois sombre des paupières
est tombé
entre mes dents une forêt de neige
remue
Je chante
je traque la silhouette de l’animal
furieux
il est mon poème ma vie
mon immense
Et j’ai perdu le temps
à désirer temps qui soit mien
de là
est venue la musique
J’ai précédé le chien
j’ai précédé l’odeur
j’ai précédé l’heure que je poursuis
j’ai déposé l’arme
et l’animal
m’a fuie
Si je chante
c’est parce que les rivières me fuient
la neige
les racines les ombres
et mon sang
Le monde terrifié s’échappe par ma bouche
Nous portons de lourds soleils sur nos visages
nous avons lancé la balle haut
pour faire le jour comme on fait l’amour
nous ne croyons plus aux astres
mais nous jouons à cache-cache avec eux
Nos sourires ont dénoué les monstres et les chaînes
nos pas sèment le bruit des plumes
celles qui ont pesé dans les entrailles tremblantes
le poids absent des rêves
Nos ailes
nos révoltes comme une marée haute de griffes et de crocs
crèvent les yeux du ciel
Il doit être nuit le ciel qui se lèvera sur nos mains ouvertes
parce que compter n’est pas notre langage
parce que les sentiers des dix doigts ne suffisent pas
à nos visions
Combien de fois la mer est-elle tombée en ruines
et en murs abolis
sur le sable de l’autre pays
l’infranchissable ?
J’ai suivi les labyrinthes sans mur
les ailes sans plume de ma fortune
qui comme des sabres tranchent les mains du vent
Avant la liberté le vent existait-il ?
Le vent qui écoute aux portes
a-t-il bien entendu que mon coeur sonne plus lourd que minuit ?
Qui sait d’autres choses que le vent ?
J’ai vu des voiles impatientes respirer sur mon corps
j’ai vu les fleurs blanches aux cent pieds immobiles
qui tournent en rond comme l’amante pleine d’appréhensions muettes
voilà ma roue et mon destin
rien d’autre je crois
dans les jardins noués des antiques labyrinthes
L’espérance me disait cela
nos pieds sont-ils usés d’avoir porté la terre avant d’être portés ?
J’ai dormi dans l’étreinte froide
des mers aux baluchons blancs dénoués
des mers vagabondes
pauvres qui dressent leur nappe sombre
sur les foules mouvantes des mots qui m’empressent le coeur
la voilà cette rivière sauvage aux innombrables couloirs
cette mer aux sourires
aux couteaux mélangés
j’ai tremblé
j’ai touché l’étoile
j’ai vu la terre rouler comme la tête d’une condamnée à mort
je n’irai pas plus loin
Un taureau blanc aux pieds ailés d’écume frappe la grève
il n’y a rien
il n’y a rien qu’une nageoire sans sillon
dans la mer oublieuse
des avortons de vagues aux visages tordus
les mouettes et les plumes grises
comme un rideau de cendres sur le tendre crépuscule
ont répandu les larmes
celles qui tracent l’onde verticale de mes joues fatiguées
je ne sais plus quel ciel peut supporter sur ses épaules
la terre
et moi Pasiphaé aux mains dolentes comme le sel
et la mer indénombrable comme une étoile démembrée
le vase sans bord et les vertiges qui dorment au bord de la paupière
Je cherche des poèmes qui ne soient pas des monstres
mais je ne trouve que les épées défaites et le fil sans retour
des êtres libres
et je vois que le sang coule sur les tempes
quand la peur bat le coeur des bourreaux
Les divinités rient dans la neige froissée des mers d’en haut
et les nuages plus graves que des conques sonores
ont déjà assombri mon front
et j’ai éteint mes yeux
j’ai cessé mes prières
j’ai porté mes baisers affranchis vers des rochers tout blancs
des cornes et des brumes
je me suis livrée en pâture à l’estomac et la nausée
des océans
J’ai oublié que le temps de l’amour est courbé comme un arc menaçant
une vague à la croupe violente
derrière laquelle l’air ne repousse pas
J’ai suivi le chien mouillé et vieux de nos yeux
de nos yeux pleins à craquer comme une valise d’apatride
le voilà ce monstre qui revient d’un pas inégal
et qui porte sous son museau bâtard la petite balle d’or
de mes regrets
Et la plage était blanche
Et la plage était vide comme le miroir de celle qui a cessé de se regarder
en face
Où vas-tu tempête sans parole et tragédie aux héros de sable ?
Montre-moi ton regard et ta bouche sans hasard
Montre-moi les masques monstrueux des montagnes mutiques
éboulis de bouches rugueuses et de maisons vides
Montre-moi la voix de pierre et les ongles salés qui ont griffé la pierre
pour creuser mon vêtement de terre
ma mort
ma question
Je désire
Mais je n’aurai pas de lendemain si le lendemain n’est que brisure
Et si la brisure s’ouvrait comme chemin à voile d’oiseaux ?
combien de monstres à éclore
combien de possibles
combien de sculptures vides dans mon regard plein d’ombres ?
Mes hanches comme mes poings ont ouvert les portes interdites
Terre, pourquoi t’ai-je méprisée ?
Pourquoi t’ai-je refermée comme un livre ?
J’aimerais faire monter en moi ton chant obscur.
Les abeilles fredonnent un secret à l’oreille des fleurs ;
le fleuve n’est pas limpide :
il bat d’une aile verte et n’a pas rejoint le ciel,
mais le ciel s’est précipité dans le fleuve :
il était malheureux de ne pas toucher la boue.
Nuages et anges
sont voués à pleurer
leur amertume de ne pas pouvoir nourrir les vers terrestres.