Les rêves

Un prince vivait dans la joie. Toute la nuit il dansait et buvait. Le jour il dormait et ne rêvait pas.

Or, au pied du palais du prince, il y avait une mendiante, visage austère et cheveux fous. Elle dormait là, tête à l’envers ; ses ronflements parvenaient jusqu’aux fenêtres les plus hautes : celles toujours éclairées la nuit, toujours riantes.

Et comme ces ronflements indisposaient le prince, il fit tuer la mendiante – cigale malgré elle.

La nuit suivante, ce n’était pas une mendiante mais deux qui dormaient sous les hautes murailles. Elles s’enlaçaient et rêvaient des mots interdits à voix haute.

Le prince indisposé les fit tuer également.

Mais la nuit suivante, il y avait trois mendiantes qui dormaient sur le seuil du palais. Elles s’étaient endormies en priant. L’orage était sorti de leurs bouches exaucées : il y avait du tonnerre et mille couteaux dans le ciel.

Le prince furieux les fit tuer à l’aube.

Hélas, la nuit suivante il y avait cent mendiantes qui dormaient aux pieds des gardes du palais. Elles dormaient si bien que la lune était sous leur paupière et le ciel était vide, la nuit noire et sans fin.

Le prince ordonna l’hécatombe. Cent cadavres tombèrent qui attirèrent les corbeaux et les oiseaux de proie.

Et les filles et les fils et toux les enfants des oiseaux décidèrent de chanter en plein jour.

Il y eut un printemps.

Les mendiantes de tous bords commencèrent à rêver sous le soleil.

Et le prince et sa cour ne fermèrent plus les yeux.

Le rêve fut ainsi appris au monde après la folie, l’amour, la prière, l’orage et le rien.

À vous toutes, bonne nuit.

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Les soixante-dix-sept ombres

Une jeune fille fut un jour agressée par un homme inconnu. Il la viola, et partit. Et la jeune fille n’avait dit mot.

Elle se rendit auprès d’un médecin qui lui dit : « Te voilà sale maintenant ! Que ne t’es-tu défendue ? »

Et la jeune fille pensa : « Je suis sale. » Elle se lava plusieurs fois, mais cela ne servit à rien.

Elle se rendit auprès d’un prêtre qui lui dit : « Il te faut pardonner désormais. »

Et la jeune fille pensa : « Je dois pardonner désormais. » Elle essaya plusieurs fois de pardonner, mais chaque fois qu’elle essayait la rage montait en elle.

Une troisième fois, elle demanda de l’aide. Elle se rendit alors auprès d’une guérisseuse. La guérisseuse lui dit : « C’est le salaud qui t’a fait ça qui est sale, pas toi. »

Elle lui dit encore : « Et si tu te vengeais sur l’ombre de cet homme ? »

Et la jeune fille demanda : « Comment m’y prendrai-je ? Où trouverai-je l’ombre de cet homme ? » Alors, la guérisseuse lui tendit un crayon à ombre, et la jeune fille dessina avec une ombre. Elle dit :

« Voilà, j’ai réussi à tracer l’ombre de cet homme. »

Et la guérisseuse lui dit : « Combats-la désormais autant de fois que nécessaire. »

Alors, la jeune fille comprit. Elle combattit l’ombre soixante-dix-sept fois ; elle la redessinait chaque fois qu’elle l’avait vaincue. Et elle ne cessait de raconter son histoire. On la surnomma :

« celle qui a vaincu soixante-dix-sept ombres. »

Mais les ombres ne meurent pas et l’homme court toujours.

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Lae bébé de verre

Jamil mit un jour ane enfant au monde. Tout le monde le félicita, mais un méchant sorcier s’approcha de lui pendant son sommeil. Il mit du poison dans le cœur du jeune homme :

« Désormais, le corps de taon enfant te paraîtra de verre ; tu n’oseras plus lae prendre dans tes bras de peur de lae briser ; tu deviendras si craintif de casser en mille morceaux taon enfant que tu ne l’approcheras plus ; tu croiras même lae détester. Quant à toi, tu te verras dans le miroir comme un être monstrueux et effroyablement laid, venimeux, et contagieux. »

Aussitôt dit, aussitôt fait : à son réveil, le jeune homme quand il se leva pour aller voir le berceau, ne vit plus ane nouvelleau-nae de chair et d’os, mais ane bébé de verre. Il se mit à pleurer toutes les larmes de son corps, mais il n’osa rien dire à personne.

Et les jours passèrent. Jour après jour, il se mit à éviter saon enfant, à lae fuir, et à lae confier autant qu’il était possible aux autres. Jamil lui-même dépérissait, se morfondait de peur, et ne trouvait plus le sommeil. De mauvais rêves venaient le hanter ; il rêvait qu’il jetait sans le faire exprès l’enfant par la fenêtre ; ou qu’il lae piétinait.

Quand il se regardait dans un miroir, il voyait un homme énorme et monstrueux : « Comment pourrais-je prendre dans mes bras maon enfant, alors qu’iel est de verre et que moi, je suis si monstrueux ? Je lae broierais entre mes bras si je le faisais : mieux vaudrait que cela ne se produise jamais. »

Il gardait tout cela dans son cœur, quand un jour, il décida d’aller se confier à l’une de ses tantes, qui était connue pour être un peu magicienne. Cette dernière l’écouta attentivement et lui dit : « Un méchant sorcier t’a jeté un sort. Les choses ne sont pas telles que tu les perçois. Avant que tu puisses aimer convenablement taon enfant, il faut que je te montre quelque chose. »

La tante de Jamil montra à celui-ci un miroir. Le jeune homme détourna les yeux : « Je ne veux plus regarder de miroirs : tous m’insultent quand je les regarde. » La magicienne répondit : « Le miroir que j’ai est magique et n’insulte jamais, regarde-le. »

Jamil regarda alors le miroir et s’y vit enfant. L’illusion était si grande qu’il ne sut pas tout de suite que c’était lui qu’il voyait, et il conçut une grande affection pour son reflet. Il se mit à lui sourire, et à lui parler.

Il dit : « Si ce n’était pas un reflet, je prendrais cette enfant dans mes bras. »

Alors, la magicienne lui dit : « Prends-toi toi-même dans tes bras. Quand tu l’auras fait pour toi- même, tu pourras le faire pour taon enfant. »

Jamil se serra lui-même fort dans ses bras, puis courut jusqu’à chez lui : il prit saon enfant dans ses bras, lae berça, rit avec ellui ; la peur avait quitté son cœur, il n’avait plus peur que saon enfant tombe : il avait donné à saon enfant le droit de tomber.

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La femme sans ventre

Un jour, une jeune femme rencontra une fée. La fée, qui était déguisée en vieille dame — rien ne laissait deviner qu’il s’agissait d’une fée — demanda à boire et à manger à la jeune fille. La jeune fille lui donna tout ce qu’elle demandait ; et à ce moment-là, la fée, délaissant son apparence de vieille dame, montra son vrai visage : elle proposa à la jeune fille d’exaucer son vœu le plus cher.

La jeune fille après une brève hésitation, lui dit qu’elle aimerait bien ne plus avoir de ventre : « Fée, mon ventre me fait souffrir. Tous les mois, il se remplit de salamandres et de scorpions. — Que veux-tu dire par là ? demanda la fée étonnée. — De terribles bestioles viennent s’agiter dans mon ventre et du sang coule entre mes jambes, car elles me mordent et griffent de l’intérieur. Mais ce n’est pas tout… Il y a plus grave encore ! — Dis-moi donc ce qu’il y a de plus grave : je suis curieuse de l’entendre, répondit la fée. — Ce qu’il y a de plus grave, répondit la jeune fille, ce qu’il y a de plus grave, c’est que je ne supporte plus de manger et de boire. Je ne veux plus être obligée d’avaler et de tout évacuer dans les lieux d’aisance : cela me dégoûte. Fée, sais-tu pourquoi les êtres humains ne volent pas, comme toi tu peux voler ? — J’avoue ne pas le savoir, répondit la fée. — Si les êtres humains ne volent pas comme volent les fées, c’est parce qu’ils ont un ventre : leur ventre est si lourd qu’il les maintient cloués au sol. Si je cessais d’avoir un ventre, je serais ane ange ou une fée, je serais un être capable de voler dans les ciels les plus élevés. Aussi, mon vœu est le suivant : enlève-moi mon ventre. »

La fée n’eut pas plus tôt entendu la jeune fille réitérer son vœu que d’un coup de baguette magique, elle l’exauça. La jeune fille perdit son ventre. Quelle joie céleste elle éprouva alors ! et comme elle se sentit légère et gracieuse !

Elle se promena longuement par les champs, dans les bois et dans les vallons, près des ruisseaux et des cours d’eau avec une joie qui ne se peut décrire. Elle marcha, marcha, vola peut-être, mais bientôt, sur son chemin, elle rencontra une autre vieille dame — qui était également une fée — et qui lui demanda aussi à boire et à manger. La jeune fille, qui avait oublié ce que cela faisait d’avoir faim et soif, et qui d’ailleurs, n’avait plus aucune nourriture sur elle, ne prit pas en compte la demande de la fée.

Celle-ci se mit dans une vive colère. Elle dit : « La fée qui t’a exaucée tout à l’heure était ma sœur et m’a tout raconté du vœu que tu as fait. Puisque tu t’es montrée injuste envers moi, je te lance une malédiction : désormais, quoique tu n’aies pas de ventre, tu auras toujours l’impression d’en avoir un. Tu ne feras que penser à la nourriture et à ton poids et à ton estomac tout au long de la journée. Tu croiras avoir un ventre et il te semblera même énorme, si énorme que tu ne verras plus rien

d’autre. Quant au vœu stupide que tu as fait de ne plus avoir de ventre, sache qu’il te fera un jour mourir de faim. »

Aussitôt dit, aussitôt fait : la jeune fille se mit à se sentir terriblement lourde et triste. La fée était à peine partie que la jeune fille pensa à manger. Mais son ventre lui semblait si énorme qu’elle se l’interdit à elle-même.

Elle partit néanmoins en ville.

En ville, elle hanta les marchés, les échoppes, les boutiques ; elle parcourut tous les endroits où se vendaient fruits, légumes, graines, épices, fromages, viandes, poissons ; elle n’achetait rien, mais occupait tout son temps à renifler et humer les odeurs des différentes marchandises. Les semaines s’écoulèrent ainsi, et les gens du marché voyant qu’elle n’achetait rien, se mirent à refuser qu’elle s’approchât de leurs étalages.

Un jour, la jeune fille décida d’utiliser son argent pour acheter à manger aux personnes qu’elle voyait mourir de faim dans les rues : les mendiantz, les vagabondz, les pauvres gens, et les gens qu’elle jugeait misérables. Mais la malheureuse ! elle avait oublié ce qu’était une bonne nourriture, puisqu’elle-même avait cessé de se nourrir depuis longtemps, bien longtemps. Elle crut acheter la viande la plus délicieuse et la plus raffinée de la région en achetant des morceaux de charbons noirs à un marchand peu scrupuleux, et lorsqu’elle les présenta aux va-nu-pieds de la ville, elle n’eut droit qu’à des moqueries : « Toi, la va-sans-ventre, tu te permets de faire l’aumône ? tu n’as rien dans les tripes et tu crois pouvoir donner quelque chose aux autres ! Nourris-toi toi-même avant de nourrir les autres ! » Et la jeune fille comprit qu’elle n’était pas ane ange mais une pauvre personne.

Elle alla soupirer au bord d’une source d’eau, près de laquelle un pommier déployait ses branchages alourdis de fruits. Quelques heures s’écoulèrent pendant lesquelles elle pleura.

Alors, une couleuvre vint se glisser près d’elle ; la jeune fille prit peur. Mais la couleuvre la rassura en ces termes — car elle savait parler le langage des êtres humains : « Les serpents ont le don de guérir aussi bien que de perdre. Moi, je suis venue pour te guérir. Dis-moi ce qui te chagrine et je tâcherai de trouver une solution pour y remédier. » La jeune fille lui raconta alors toute son histoire et ajouta : « Comme j’aimerais que mon ventre soit comme autrefois ! » La couleuvre répondit :

« Si tu veux retrouver ton ventre d’autrefois, mange les pommes du pommier que tu vois ; bois à l’eau de la source. — Hors de question, répondit la jeune fille. Je suis déjà bien assez énorme comme cela. Je me suis interdit de manger quoi que ce soit. — Dans ce cas, dit la couleuvre, tu ne me laisses pas le choix. » A peine la couleuvre eut-elle prononcé ces mots que sans rien demander à la jeune fille, elle grimpa sur son corps, et se faufila dans sa bouche, dévala sa gorge et s’enroula

dans l’espace vide qui était autrefois le ventre de la jeune fille : ainsi la jeune fille eut de nouveau des intestins.

Alors, la couleuvre s’agita dans le corps de la jeune fille avec une telle violence que celle-ci pensa tout à coup : « J’ai une faim terrible, épouvantable : il faut absolument que je me nourrisse. »

Elle tendit la main et attrapa une pomme du pommier. Elle la mangea avec un appétit féroce, puis elle prit une autre pomme qu’elle mangea de la même manière, puis une autre et encore une autre. Elle trempa aussi sa bouche dans l’eau de la source ; elle en but un nombre incalculable de gorgées. A la fin, elle eut une furieuse envie de tout évacuer. Lorsqu’elle se rendit dans l’un des buissons pour se vider, elle s’aperçut que ses jambes étaient rouges de sang. Mais cette fois-ci la jeune fille n’éprouvait plus le moindre dégoût pour ses parties basses, ni pour l’urine, ni pour la merde, ni pour le sang de ses menstruations : elle se réjouit au contraire d’avoir retrouvé la santé et l’appétit.

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Le ruisseau et l’arbre

Il était une fois une jeune fille malheureuse, malheureuse mais si malheureuse qu’elle songeait à donner son cœur à manger aux chiens.

Quand elle passait quelque part, les gens du village lui disaient : « Va te jeter dans la rivière. Va chercher un arbre où te pendre. » Et la jeune fille répondait : « Je ne serais pas si malheureuse si vous m’acceptiez telle que je suis. Je n’aurais besoin ni d’arbre où me pendre ni de rivière où me jeter. » Et on lui répondait : « Cesse donc alors de dire que tu es une fille, car tu n’en es pas une. »

On lui interdisait de franchir les portes des maisons et ses épaules étaient couvertes des marques de la pluie ; car elle n’avait nul endroit où dormir.

Il arriva qu’un jour où elle pleurait près d’un ruisseau sur son malheur, elle vit dans l’eau le visage d’une belle jeune fille : elle fut bien étonnée. Alors, elle tendit ses mains vers le visage, l’arracha de l’eau ; elle arracha aussi son propre visage et le mit à la place du reflet, et le reflet à la place de son ancien visage. Elle saisit l’eau du ruisseau qui était remplie des rayons du soleil et s’en fit une belle robe qu’elle passa le long de sa taille ; quant à ses haillons couleur de boue, elle les mit à la place de l’eau du ruisseau. Elle prit ensuite le chant du ruisseau et le fit entrer dans sa gorge ; quant à sa propre voix, qui avait toujours sonné faux jusqu’à présent, elle la jeta jusqu’au fond du ruisseau, et un poisson l’avala.

De retour dans son village, personne ne la reconnut. Mais elle, elle ne cessait de dire : « Ne vous souvenez-vous pas de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens ? C’était moi. » Et comme personne ne se souvenait de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens, on lui répondait non de la tête. Elle était désormais si belle que tout le monde parmi les jeunes hommes du village songeait à l’épouser. Mais elle, elle continuait de dire « Ne vous souvenez-vous pas de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens ? C’était moi. » Or, c’était inutile car personne ne se souvenait de la malheureuse qu’elle avait été autrefois. Seul le ruisseau pouvait s’en souvenir encore ; mais l’eau du ruisseau avait passé depuis bien longtemps, et le visage de la jeune fille, et les haillons couleur de boue, et la voix qui avait toujours sonné faux jusqu’à présent avaient été emportés par le courant jusqu’à l’océan.

La jeune fille se lamentait encore, car elle ne souhaitait pas se marier, et elle n’avait pas de famille ni de bien. Elle se rendit donc au pied d’un arbre et y trouva une trappe ; elle ouvrit la trappe et elle vit alors un trésor. Elle s’en empara, mais l’arbre lui dit : « Qui es-tu, toi qui oses te rendre heureuse, belle et riche par tes propres mains ? — Ce n’est pas par mes propres mains que je fais

cela, dit la jeune fille. Le ruisseau m’a donné son aide, et ton ombre m’a montré la trappe. Et les gens du village m’ont dit : “Va te jeter dans la rivière. Va chercher un arbre où te pendre.” : tu vois bien que je n’ai rien réussi par moi-même. »

Elle jucha le trésor sur ses épaules, et se rendit au village où elle vécut des jours heureux et paisibles.

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