poèmes

un petit soulier

j’ai laissé un soulier derrière moi
un petit soulier lorsque je t’ai rencontré
ravie
visage déterré surgi
dans ma clarté dans mon couchant
dans mon abîme
visage déterré tourbillon
dont le centre m’échappe
presque
visage amer lointain
pourtant pesant
comme si je devais soulever
le lever du soleil
dès la première fois
chaque rencontre est une solitude
fermée à plus d’un tour de passe-passe
tricherons-nous
serons-nous ces mensonges vivants
qui prétendent se connaître
depuis quarante années
sans jamais s’être regardés
une seule fois le cœur dans le cœur
les cieux dans les cieux
j’ai peur de toi
je ne te connais pas
je ne sais pas qui tu es
et surtout je ne sais pas
combien de visages tu es
pourtant je veux tendre ma paume
vers la paume glissante de ton être
je veux boire les larmes éblouies
de notre première et accidentelle collision
qui est arrachement à soi-même
car dans nos yeux il y a autant de printemps
qu’il y a d’étreintes entre la déesse revenue
de l’enfer
et la déesse qui fait chanter les fleurs
et chaque printemps chaque éclosion
explosion est un renoncement
à regarder derrière soi
à se regarder soi-même
je suis un torrent qui ne peut s’échapper
de son propre cours
et qui ne peut empêcher ses jambes trop remplies
de courir après son vide
originel
je t’aimerai peut-être visage douloureux
douloureux comme si tu avais taillé dans ma nuit
des blessures
impossibles à consoler
je t’aimerai peut-être visage étranger
tu m’as donné l’ordre d’ordonner le chaos
et d’y voir tout à coup un regard
ne me dis pas pourquoi tu as jailli
ne me dis pas pourquoi tu as débordé
tout cela est mystère intact irréparable
mes mots s’embarrasseraient à vouloir
répéter ce qui ne peut que se réjouir ou tenter
de se revivre
l’auréole d’ombre éblouissante
le noyau sans borne
la plus profonde et claire blessure
ton visage
je ne l’aime pas encore
pour que nous nous regardions
combien de temps faudra-t-il
ou plutôt combien faudra-t-il enlever
de mes illusions
comme un gant de velours j’ai retourné
ma propre terre humaine ma boue
de telle sorte que tu peux peut-être voir
désormais
si tu tends bien ton regard dans l’attention
vertigineuse
mes entrailles mortelles mises à vue
nues
ton visage
est miracle abîmé sans remède
quand tu expires
il y a le bruissement d’une âme qui se soulève
ton silence
c’est parce que tu t’inspires en toi-même
jusqu’au prochain souffle prêt à me ravir et à balayer
tous mes visages humains
tu m’as presque tuée
défigurée
en courant jusqu’à toi sur le bord du chemin
je me suis laissée jusqu’à n’être plus que regard
dernières miettes d’humanité
ma maison a brûlé de lumière
et je me suis enfuie de chez moi vers le ciel
ailes nues
pour ne rien y laisser
d’autre que le regret d’avoir abandonné
un soulier sur le seuil de la porte
un petit soulier

poèmes

nuage d’avril

beaucoup de choses ont glissé sur ma langue
elle est maintenant nuage d’avril
trop-plein
trop triste
silence ou même vertige
vertige de se trouver au bord du mot juste de l’effondrement
de la balançoire depuis trop longtemps abandonnée
sous le chêne rouillé
d’un ricochet d’oiseaux vers l’inconnu

le ciel s’est fait enfant et m’a chuchoté
j’ai peur du vide moi aussi
peur de tomber
de m’égratigner
des jeans troués
de la boue
des insectes dans l’écorce du chêne
dans les plis

de la mort

est-ce cela la vie
le nuage inatteignable
qui se déchire dans nos mains trop chaudes trop tristes
comme un pétale de cerisier
quel est le plus difficile à porter
le pétale de cerisier le nuage

notre corps encore presque chaud
c’est un abri qui se brise
une petite maison de campagne qui s’effondre
une promesse non-tenue
un mur qui tombe
une catastrophe

nuage avril ronces bleuâtres magnolias
et rires d’enfants qui trichent encore un peu
sont peut-être plus sérieux que l’heure de mort

poèmes

je n’ai rien pu te dire

tu as enroulé mon soupir sans but
dans des montagnes bleues
j’ai monté les marches errantes du vent
j’ai froissé les papiers de pluie douce
les poèmes
les miettes sans parole jetées sur le chemin
et je n’ai rien pu te dire

pourquoi ton rire a-t-il rompu encore
le pain tendre de mon silence
j’ai entendu ton pas craquer comme la pierre chaude
près du précipice
et tout mon corps a frémi
comme les feuilles pâles de l’olivier
et la toile d’araignée mouillée
la neige brûlante qui s’ébruite dans mes yeux
chaque fois que je te vois
et je n’ai rien pu te dire

j’ai écrit
j’ai écrit une plume qui se rompt
parce que mon désir est tombé
comme une pomme rouge sur ma joue
j’ai cédé
et je n’ai rien pu te dire

car oui mon miroir est poli comme une larme
il reflète
des aubes
des roses transparentes
la joue muette de l’amour
il te suit comme les paumes blanches des rivières
quand les eaux grises ivres
se fondent dans le jour
les paumes vides et transparentes
et les fontaines qui n’exaucent pas
et je n’ai rien pu te dire

c’est l’aube sur ta nuque
tes cheveux se sont noués et dénoués
il y avait des farandoles de ténèbres dansantes
main dans la main mes soupirs
ont dévalé la ligne de ton visage inatteignable
j’ai écrit une ligne
plus tendue de soupirs que la flèche du matin
et je n’ai rien pu te dire

il y a un matin blanc dans ta main
la colline se courbe docile
les cyprès ont la jambe lourde
une virgule de vert
un bégaiement au cœur
et la cloche de matines a le ventre si profond
que le désir y est presque sourd
et je n’ai rien pu te dire

j’ai vu des paysages
renversés
et mon cœur lourd comme le raisin sucré
pendu à tes lèvres
et le soleil plus bas
que les cimes sombres de ton sourcil
et l’encens nocturne
des brumes qui me couvrent
comme le sable mouvant de ton ombre secrète
et les vignes de ces lignes qui me montent jusqu’au cœur
jusqu’à la gorge souffle coupé
un couteau de parfum
à en perdre la voix
et je n’ai rien pu te dire

voici l’aube
les étoiles sont légères
quand on ne les compte plus
qui a déjà osé courir
entre les troupeaux solaires de ton rire
et la rosée lointaine de ton visage
qui me fond sur les yeux
qui a perdu les cailloux blancs
sur les sentiers
parmi les saules aux mains timides
les rivières troubles de soleil leur ont échappé
parce que je ne sais rien du soleil
parce que je ne t’ai jamais nommée
parce que ton nom est interdit
et je n’ai rien pu te dire

je ne sais que la paupière qui ploie
comme une colline couleur tristesse
le vent a bruissé
comme ta main qui n’a jamais bu dans la mienne
les prairies ont les ailes perdues
l’amour remue les herbes tremblantes de ma voix
et je n’ai rien pu te dire

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