Les larmes du paradis

Deux femmes s’aimaient d’un amour tendre quand l’une d’entre elles vint à mourir.

« O ma bien-aimée, faut-il que maintenant tu rejoignes le ciel ? se lamenta l’autre. Qu’y a-t-il dans le ciel qui soit plus désirable que les champs sombres de nos corps réunis, que nos lèvres nouées l’une à l’autre, que le silence de la nuit après l’amour ? »

La femme qui restait décida de se rendre au paradis chercher sa bien-aimée. Elle marcha, marcha de longues années et arriva bientôt devant la cité céleste. On ne voulut pas la laisser entrer ; car elle était encore vivante, bien vivante. Elle dit : « Laissez-moi entrer, car je viens chercher ma bien- aimée. » Mais on lui refusa l’accès du ciel.

Elle commença alors à chanter. Elle chanta son désir de retrouver la terre. Elle chanta la beauté des oies sauvages qui tendent leur cou dans la fraîcheur du printemps ; elle chanta l’envol des hannetons ouvrant leurs paupières d’or ; elle chanta ce qu’est le rameau de l’olivier balancé par le vent ; elle chanta la démarche désespérée et extatique de l’ivrogne qui titube en sortant des tavernes ; elle chanta, chanta à tue-tête l’hiver, le printemps, l’été et l’automne.

Les bienheureuxes entendirent son chant. On raconte que certainz pleurèrent. On raconte même que certainz tendirent avec un regret indicible leur main écarquillée vers la surface de la terre.

On raconte aussi que les anges cessèrent leurs chants et que leurs trompettes furent jetées.

On raconte que même Diex pleura. On dit plus tard d’ellui qu’al avait pleuré parce qu’al regrettait de n’être ni l’enfant qui contemple les hannetons au mois d’août ni l’ivrogne qui claudique en sortant des tavernes.

La bien-aimée de la femme qui avait chanté se montra à celle qu’elle aimait. Elle était rayonnante, mais son visage était aussi coloré d’amertume : « Permettez-moi, dit-elle à Diex, de revenir sur terre ; je veux revoir la vie d’en bas. »

Diex le lui accorda. Mais les autres bienheureuxes dirent : « A nous aussi permettez-nous de revoir la terre. »

Diex le leur accorda. Al dit à la femme qui avait chanté : « Prends l’âme de chacane de ces bienheureuxes dans ta bouche, prends un peu de moi-même aussi ; chaque fois que tu chanteras, tout le paradis sortira de ta bouche et viendra danser parmi les mortelz d’en bas. »

C’est ainsi que naquit la poésie.

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