Dans un lointain pays, il y avait en lisière de forêt une petite maison dans laquelle vivaient une femme, son mari et leurs trois filles.
L’aînée avait deux yeux, la cadette deux yeux aussi et la benjamine trois yeux. L’aînée avait deux oreilles, la cadette deux oreilles aussi et la benjamine trois oreilles.
L’aînée avait un cœur, la cadette un cœur aussi et la benjamine deux cœurs.
Tout cela en plus faisait que la benjamine marchait péniblement et avait le corps lourd. Elle était lente dans ses mouvements et on disait d’elle qu’il y avait du vent vide dans sa tête. On l’appelait
« Cloche » à cause de l’épaisseur de son corps.
Le père et la mère ne cessaient de se moquer d’elle et de l’humilier.
Quand vint le temps du printemps blanc, les trois filles dirent à leurs parentz : « Laissez-nous partir découvrir le monde. »
Et les parentz n’eurent pas le temps d’avoir ne serait-ce qu’entendu leur requête qu’elles étaient déjà parties loin, très loin dans la forêt.
Elles virent au bout de quelques heures de marche une clairière parsemée de fleurs dans un rayon de soleil. Les deux premières sœurs sourirent, s’amusèrent dans la clairière, mais Cloche leur dit alors :
« Qu’avez-vous donc à rire ? » Et ses sœurs répondaient : « Cloche, Cloche, qu’est-ce qui cloche chez toi ? »
Elles continuèrent leur chemin longtemps ; leurs cheveux blanchirent, tandis que Cloche avançait péniblement, et bientôt elles entendirent pour la première fois le chant du rossignol, et les deux premières sœurs s’émerveillèrent. Quant à Cloche, elle leur demandait : « Qu’avez-vous donc à trouver cela si beau ? » Et ses sœurs répondaient : « Cloche, Cloche, qu’est-ce qui cloche chez toi ? »
Elles avancèrent encore jusqu’à la lisière de la nuit. Et leurs mains n’étaient plus que squelette. « Il fait froid, dirent les deux premières sœurs. Quand donc rentrerons-nous ? » Cloche leur dit alors :
« Je connais un chemin pour traverser la nuit. Quant à revenir en arrière, cela est impossible. »
Les sœurs refusèrent de traverser la nuit disant entre leurs pleurs « Encore un petit moment ! » et elles tombèrent en poussières.
Quant à Cloche, elle avança, avança et se retrouva bientôt face à la femme qui garde le royaume des mortz.
Cloche lui demanda : « Pourquoi n’ai-je pas ri avec mes sœurs dans les clairières ensoleillées ? »
La gardienne du royaume des mortz, qui connaissait toute vérité, lui répondit : « Tu n’as pas ri avec tes sœurs dans les clairières ensoleillées car tu avais trois yeux, ce qui t’empêchait de voir la lumière de ce monde. »
Cloche lui demanda encore : « Pourquoi n’ai-je pas été émue avec mes sœurs quand le rossignol chantait ? »
La gardienne du royaume des mortz lui répondit alors : « Tu n’as pas été émue avec tes sœurs quand le rossignol chantait car tu avais trois oreilles, ce qui t’empêchait d’entendre la beauté de ce monde. »
Cloche lui demanda, la voix remplie de larmes : « Est-ce parce que j’avais deux cœurs au lieu d’un seul que j’ai pu traverser la nuit alors que mes deux sœurs sont restées sur le seuil ? »
La gardienne du royaume des mortz lui répondit : « Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent était faux. Ce ne sont pas tes trois yeux ni tes trois oreilles qui t’ont empêché de connaître ce monde, mais ce sont les mauvais traitements que t’ont valu tes différences qui t’ont éloignée des joies et des rires. Si tu as traversé la nuit, c’est parce que tu n’avais plus rien à perdre. »
Cloche comprit alors qu’elle avait fait fausse route. Elle assomma la gardienne du royaume des mortz, la ligota et repartit vers la lumière du monde.
Elle y vécut heureuse jusqu’à ce que la gardienne du royaume des mortz, ayant usé ses liens, vînt la chercher de force.
Et lorsque cela arriva, on raconte que Cloche retourna son visage avec regret vers le soleil et le rossignol qui la regardait, perché sur sa branche ; avant d’être empoussiérée par la nuit, elle eut le temps de dire : « Encore un petit… »
Et ce fut tout.