Il était une fois une jeune fille malheureuse, malheureuse mais si malheureuse qu’elle songeait à donner son cœur à manger aux chiens.
Quand elle passait quelque part, les gens du village lui disaient : « Va te jeter dans la rivière. Va chercher un arbre où te pendre. » Et la jeune fille répondait : « Je ne serais pas si malheureuse si vous m’acceptiez telle que je suis. Je n’aurais besoin ni d’arbre où me pendre ni de rivière où me jeter. » Et on lui répondait : « Cesse donc alors de dire que tu es une fille, car tu n’en es pas une. »
On lui interdisait de franchir les portes des maisons et ses épaules étaient couvertes des marques de la pluie ; car elle n’avait nul endroit où dormir.
Il arriva qu’un jour où elle pleurait près d’un ruisseau sur son malheur, elle vit dans l’eau le visage d’une belle jeune fille : elle fut bien étonnée. Alors, elle tendit ses mains vers le visage, l’arracha de l’eau ; elle arracha aussi son propre visage et le mit à la place du reflet, et le reflet à la place de son ancien visage. Elle saisit l’eau du ruisseau qui était remplie des rayons du soleil et s’en fit une belle robe qu’elle passa le long de sa taille ; quant à ses haillons couleur de boue, elle les mit à la place de l’eau du ruisseau. Elle prit ensuite le chant du ruisseau et le fit entrer dans sa gorge ; quant à sa propre voix, qui avait toujours sonné faux jusqu’à présent, elle la jeta jusqu’au fond du ruisseau, et un poisson l’avala.
De retour dans son village, personne ne la reconnut. Mais elle, elle ne cessait de dire : « Ne vous souvenez-vous pas de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens ? C’était moi. » Et comme personne ne se souvenait de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens, on lui répondait non de la tête. Elle était désormais si belle que tout le monde parmi les jeunes hommes du village songeait à l’épouser. Mais elle, elle continuait de dire « Ne vous souvenez-vous pas de la malheureuse qui voulait donner son cœur à manger aux chiens ? C’était moi. » Or, c’était inutile car personne ne se souvenait de la malheureuse qu’elle avait été autrefois. Seul le ruisseau pouvait s’en souvenir encore ; mais l’eau du ruisseau avait passé depuis bien longtemps, et le visage de la jeune fille, et les haillons couleur de boue, et la voix qui avait toujours sonné faux jusqu’à présent avaient été emportés par le courant jusqu’à l’océan.
La jeune fille se lamentait encore, car elle ne souhaitait pas se marier, et elle n’avait pas de famille ni de bien. Elle se rendit donc au pied d’un arbre et y trouva une trappe ; elle ouvrit la trappe et elle vit alors un trésor. Elle s’en empara, mais l’arbre lui dit : « Qui es-tu, toi qui oses te rendre heureuse, belle et riche par tes propres mains ? — Ce n’est pas par mes propres mains que je fais
cela, dit la jeune fille. Le ruisseau m’a donné son aide, et ton ombre m’a montré la trappe. Et les gens du village m’ont dit : “Va te jeter dans la rivière. Va chercher un arbre où te pendre.” : tu vois bien que je n’ai rien réussi par moi-même. »
Elle jucha le trésor sur ses épaules, et se rendit au village où elle vécut des jours heureux et paisibles.