Un jour, une jeune femme rencontra une fée. La fée, qui était déguisée en vieille dame — rien ne laissait deviner qu’il s’agissait d’une fée — demanda à boire et à manger à la jeune fille. La jeune fille lui donna tout ce qu’elle demandait ; et à ce moment-là, la fée, délaissant son apparence de vieille dame, montra son vrai visage : elle proposa à la jeune fille d’exaucer son vœu le plus cher.
La jeune fille après une brève hésitation, lui dit qu’elle aimerait bien ne plus avoir de ventre : « Fée, mon ventre me fait souffrir. Tous les mois, il se remplit de salamandres et de scorpions. — Que veux-tu dire par là ? demanda la fée étonnée. — De terribles bestioles viennent s’agiter dans mon ventre et du sang coule entre mes jambes, car elles me mordent et griffent de l’intérieur. Mais ce n’est pas tout… Il y a plus grave encore ! — Dis-moi donc ce qu’il y a de plus grave : je suis curieuse de l’entendre, répondit la fée. — Ce qu’il y a de plus grave, répondit la jeune fille, ce qu’il y a de plus grave, c’est que je ne supporte plus de manger et de boire. Je ne veux plus être obligée d’avaler et de tout évacuer dans les lieux d’aisance : cela me dégoûte. Fée, sais-tu pourquoi les êtres humains ne volent pas, comme toi tu peux voler ? — J’avoue ne pas le savoir, répondit la fée. — Si les êtres humains ne volent pas comme volent les fées, c’est parce qu’ils ont un ventre : leur ventre est si lourd qu’il les maintient cloués au sol. Si je cessais d’avoir un ventre, je serais ane ange ou une fée, je serais un être capable de voler dans les ciels les plus élevés. Aussi, mon vœu est le suivant : enlève-moi mon ventre. »
La fée n’eut pas plus tôt entendu la jeune fille réitérer son vœu que d’un coup de baguette magique, elle l’exauça. La jeune fille perdit son ventre. Quelle joie céleste elle éprouva alors ! et comme elle se sentit légère et gracieuse !
Elle se promena longuement par les champs, dans les bois et dans les vallons, près des ruisseaux et des cours d’eau avec une joie qui ne se peut décrire. Elle marcha, marcha, vola peut-être, mais bientôt, sur son chemin, elle rencontra une autre vieille dame — qui était également une fée — et qui lui demanda aussi à boire et à manger. La jeune fille, qui avait oublié ce que cela faisait d’avoir faim et soif, et qui d’ailleurs, n’avait plus aucune nourriture sur elle, ne prit pas en compte la demande de la fée.
Celle-ci se mit dans une vive colère. Elle dit : « La fée qui t’a exaucée tout à l’heure était ma sœur et m’a tout raconté du vœu que tu as fait. Puisque tu t’es montrée injuste envers moi, je te lance une malédiction : désormais, quoique tu n’aies pas de ventre, tu auras toujours l’impression d’en avoir un. Tu ne feras que penser à la nourriture et à ton poids et à ton estomac tout au long de la journée. Tu croiras avoir un ventre et il te semblera même énorme, si énorme que tu ne verras plus rien
d’autre. Quant au vœu stupide que tu as fait de ne plus avoir de ventre, sache qu’il te fera un jour mourir de faim. »
Aussitôt dit, aussitôt fait : la jeune fille se mit à se sentir terriblement lourde et triste. La fée était à peine partie que la jeune fille pensa à manger. Mais son ventre lui semblait si énorme qu’elle se l’interdit à elle-même.
Elle partit néanmoins en ville.
En ville, elle hanta les marchés, les échoppes, les boutiques ; elle parcourut tous les endroits où se vendaient fruits, légumes, graines, épices, fromages, viandes, poissons ; elle n’achetait rien, mais occupait tout son temps à renifler et humer les odeurs des différentes marchandises. Les semaines s’écoulèrent ainsi, et les gens du marché voyant qu’elle n’achetait rien, se mirent à refuser qu’elle s’approchât de leurs étalages.
Un jour, la jeune fille décida d’utiliser son argent pour acheter à manger aux personnes qu’elle voyait mourir de faim dans les rues : les mendiantz, les vagabondz, les pauvres gens, et les gens qu’elle jugeait misérables. Mais la malheureuse ! elle avait oublié ce qu’était une bonne nourriture, puisqu’elle-même avait cessé de se nourrir depuis longtemps, bien longtemps. Elle crut acheter la viande la plus délicieuse et la plus raffinée de la région en achetant des morceaux de charbons noirs à un marchand peu scrupuleux, et lorsqu’elle les présenta aux va-nu-pieds de la ville, elle n’eut droit qu’à des moqueries : « Toi, la va-sans-ventre, tu te permets de faire l’aumône ? tu n’as rien dans les tripes et tu crois pouvoir donner quelque chose aux autres ! Nourris-toi toi-même avant de nourrir les autres ! » Et la jeune fille comprit qu’elle n’était pas ane ange mais une pauvre personne.
Elle alla soupirer au bord d’une source d’eau, près de laquelle un pommier déployait ses branchages alourdis de fruits. Quelques heures s’écoulèrent pendant lesquelles elle pleura.
Alors, une couleuvre vint se glisser près d’elle ; la jeune fille prit peur. Mais la couleuvre la rassura en ces termes — car elle savait parler le langage des êtres humains : « Les serpents ont le don de guérir aussi bien que de perdre. Moi, je suis venue pour te guérir. Dis-moi ce qui te chagrine et je tâcherai de trouver une solution pour y remédier. » La jeune fille lui raconta alors toute son histoire et ajouta : « Comme j’aimerais que mon ventre soit comme autrefois ! » La couleuvre répondit :
« Si tu veux retrouver ton ventre d’autrefois, mange les pommes du pommier que tu vois ; bois à l’eau de la source. — Hors de question, répondit la jeune fille. Je suis déjà bien assez énorme comme cela. Je me suis interdit de manger quoi que ce soit. — Dans ce cas, dit la couleuvre, tu ne me laisses pas le choix. » A peine la couleuvre eut-elle prononcé ces mots que sans rien demander à la jeune fille, elle grimpa sur son corps, et se faufila dans sa bouche, dévala sa gorge et s’enroula
dans l’espace vide qui était autrefois le ventre de la jeune fille : ainsi la jeune fille eut de nouveau des intestins.
Alors, la couleuvre s’agita dans le corps de la jeune fille avec une telle violence que celle-ci pensa tout à coup : « J’ai une faim terrible, épouvantable : il faut absolument que je me nourrisse. »
Elle tendit la main et attrapa une pomme du pommier. Elle la mangea avec un appétit féroce, puis elle prit une autre pomme qu’elle mangea de la même manière, puis une autre et encore une autre. Elle trempa aussi sa bouche dans l’eau de la source ; elle en but un nombre incalculable de gorgées. A la fin, elle eut une furieuse envie de tout évacuer. Lorsqu’elle se rendit dans l’un des buissons pour se vider, elle s’aperçut que ses jambes étaient rouges de sang. Mais cette fois-ci la jeune fille n’éprouvait plus le moindre dégoût pour ses parties basses, ni pour l’urine, ni pour la merde, ni pour le sang de ses menstruations : elle se réjouit au contraire d’avoir retrouvé la santé et l’appétit.