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Sept royaumes

Il était une fois deux personnes amoureuses l’une de l’autre — à moins que ce ne fût une vive amitié. Elles s’écrivaient des lettres tous les jours, et comme peu de distance les séparait, les lettres arrivaient dans l’heure même où elles les avaient écrites. Un jour, il se trouva que l’une de ces deux personnes ne répondit pas le jour même à la lettre de l’autre. L’autre personne donc, décida pour la prochaine fois, de ne pas répondre à l’autre dans l’immédiat de la même manière ; et ainsi, la personne à qui elle écrivit en retard décida d’écrire elle-même à son tour en retard. Alors, l’autre personne voyant la lettre arriver en retard, tout du moins par rapport à son habitude, décida de répondre plus tardivement encore, avec trois jours de retard ; et la personne à qui elle écrivait voyant que l’autre répondait avec trois jours de retard, décida de lui répondre avec quatre jours de retard. Et de fil en aiguille, elles se répondirent avec cinq, six, sept jours de retard, puis avec une, puis deux, puis trois, puis quatre semaines de retard ; puis, petit à petit, cela se compta même en mois.

Un jour, l’une de ces deux personnes raconta son histoire à une troisième personne, plus âgée : « Quel malheur ! dit celle-ci, vous deux habitez l’une à côté de l’autre, mais vous vous écrivez comme si sept royaumes vous séparaient. — Ce n’est pas un malheur, dit la personne qui aimait. Cette distance est nécessaire à tout amour ou toute amitié. Il y a toujours des années qui séparent un cœur qui aime d’un autre cœur qui aime. Quand bien même voudrions-nous effacer cette distance, elle est infranchissable. — Et pourquoi ne rends-tu pas visite à la personne que tu aimes plutôt que de lui écrire ? » A ces mots, la personne qui aimait ne sut pas quoi répondre.

Et pendant la nuit qui suivit, elle ne cessa de penser à la suggestion de la personne âgée. Il lui fut impossible de trouver le sommeil. Enfin, le matin venu, elle se décida à aller voir la personne qu’elle aimait. Elle lui écrivit : « Pourrais-je venir te voir ? » Et dans la journée même, elle reçut la réponse : « Oui. » Alors, elle se prépara puis vint frapper à la porte de la personne qu’elle aimait.

Elles se virent. Et quand elles se connurent ainsi, elles décidèrent de brûler toutes leurs lettres. Elles firent un grand feu, et les jetèrent ; et les lettres tombèrent en cendres.

Après quoi la personne qui n’avait pas vu la personne âgée dit à l’autre : « J’attendais depuis longtemps que tu viennes me voir. » Et l’autre dit : « J’attendais depuis longtemps aussi que tu viennes me voir. » Elles voulurent se mettre un fil au doigt l’une de l’autre pour ne plus jamais se séparer ; mais elles changèrent d’avis : « A celles qui sont déjà liées, nul besoin de fil au doigt, ni de promesse. Laissons les gens malheureux s’attacher avec un fil, mais nous, contentons-nous d’être heureuses ; car notre amour n’est pas un chien auquel on met un collier. »

Elles restèrent donc ensemble, et lorsque l’une d’entre elles vint à mourir, l’autre vint sur sa tombe, pleura ; alors, un oiseau vint à passer : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? lui dit-il. Tu es une personne qui a l’air si malheureuse ! » A cette question, la personne qui avait aimé, et qui aimait encore répondit : « Prends mon cœur et porte-le au ciel à la personne que j’aime. » L’oiseau de son bec, ouvrit la poitrine de la personne qui aimait, et en tira le cœur. Alors, il s’élança vers le ciel mais dans sa course, il fit tomber le cœur : il tomba dans l’eau, la grande étendue d’eau qui recouvre la terre et sépare les pays. Et quand le cœur tomba au fond de l’eau, il palpitait si fort que des vagues se soulevèrent : c’est ainsi que naquirent les vagues ainsi que les marées hautes et basses de l’océan.

L’oiseau arriva néanmoins au ciel, et s’excusa auprès de la personne à qui il devait porter le cœur, en lui racontant tout. Alors, l’âme qui se trouvait au ciel soupira d’un soupir à faire trembler le ciel lui-même. « Prends mon souffle, dit l’âme, et porte-le à celle que j’aime. » L’oiseau plongea son bec dans la bouche de l’âme, et en enleva le souffle. Il s’élança jusqu’à la terre, mais dans sa course, il perdit le souffle et le souffle s’en alla au-dessus de la terre faire frémir les feuilles des arbres, courber l’herbe des champs, soulever la poussière et agiter le crin des chevaux : ainsi naquit le vent.

Et le souffle léger et le cœur lourd se retrouvent parfois, quand le vent souffle au-dessus de la mer. Ensemble, ils portent les bateaux et les font parvenir jusqu’à leur destination ; et depuis que les bateaux naviguent, nulle distance ne peut, fut-elle longue de sept royaumes, séparer deux êtres humains.

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La confiture de figues

Un vieil ermite vivait dans une caverne au fond du désert aride de sable et de rochers. Il priait chaque jour et dans ses prières il soupirait : « Ah ! Si je pouvais aimer l’humanité toute entière, si je pouvais étendre mon amour à toux ! »

Or, cet ermite avait le cœur sec ; il avait beau prier, prier, et même se mortifier, il était assailli de tentations démoniaques et de visions si hideuses qu’il avait pensé mille fois à se coudre les paupières et à se remplir les oreilles de sable pour ne plus rien entendre ni voir.

Un jour, ce fut lae diable en personne qui le visita. Ol lui dit : « Sors donc de ta caverne, ermite, tu ne réussiras à rien si tu restes cloîtré ici : même à l’amour tu n’auras pas droit. » L’ermite ne voulut rien entendre ; alors, ce fut Diex ellui-même qui lui apparut : « Arrête donc de me prier ; je n’en dors plus à force de t’entendre gémir ! Regarde comme tu es malpropre, comme tu sens fort ! Et tu t’étonnes qu’aucun ange ne veuille te visiter ! Ne sais-tu pas que le péché a lui-même son utilité ? »

L’ermite ne voulut encore une fois rien entendre. Quarante années passèrent au terme desquelles il eut tout à coup une envie violente de manger de la confiture de figue : « Je donnerai tout, s’écria-t-il, pour manger de la confiture de figue ! »

Il se leva donc de sa caverne poussiéreuse et marcha péniblement dans le désert. Il marcha, marcha, les jambes frêles, le cœur assoiffé et manqua d’y laisser la vie. Il arriva bientôt dans une ville aux portes du désert. La foule bruyante le pressait de toutes parts, il marchait les yeux baissés sans regarder autour de lui ; enfin, il se trouva au détour d’une ruelle devant une boutique d’où s’échappait une odeur de confiture de figue.

« Nous y voilà ! » s’exclama-t-il. Il entra dans la boutique, un vieil homme l’accueillit : « Te voilà revenu, mon amour. » L’ancien ermite leva les yeux ; il reconnut le visage de son amant.

Son cœur ne fut plus jamais sec et l’amour y coula comme une eau fraîche ; l’amour sans son visage n’est que mensonge.

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Rencontre dans le désert

Une femme chantait dans le désert quand une femme vint vers elle. Elles se dirent :

« Je chantais parce que je savais que tu viendrais. — Je suis venue parce que je savais que tu chanterais. — Je chantais parce que je savais que tu le savais. — Je suis venue parce que j’espérais que tu me savais. »

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La princesse aux cheveux blancs

Il était une fois une princesse à la peau brune, à la taille épaisse : elle était belle, elle était jeune. Et elle avait les cheveux blancs : ils dévalaient son dos comme un vol de colombes. Et cette princesse n’avait jamais vu la lumière du jour ; car ses parents qui craignaient que son cœur ne trébuche et ne se blesse, ne lui avaient jamais permis de quitter le palais : ils avaient mis dans l’enceinte du palais un jardin à ciel fermé, où les oiseaux ne venaient jamais et où les fleurs étaient sans parfum, où les cailloux quand ils roulaient sous les pieds ne faisaient pas de bruit, et où les fontaines étaient remplies d’eau immobile.

Un jour néanmoins, la princesse, qui avait atteint l’âge de ses seize ans, décida de quitter le palais en cachette.

Elle parcourut les rues de la grande ville qui se trouvait près du palais. Elle sentit l’odeur du poisson mort sur les étalages, elle vit les fruits à demi pourris que jetaient les marchandz dans le caniveau ; elle croisa un chien jaune et galeux qui jouait avec un os de poulet ; elle vit le chat miteux uriner contre les murs délabrés d’une maison où, disait-on, un homme s’était pendu après avoir fait faillite.

Plus loin, au détour d’une ruelle, elle croisa une mendiante aveugle. Elle lui jeta une pièce, en disant : « Pour soulager ta misère, mendiante : j’étais aveugle comme toi jusqu’à aujourd’hui. » La mendiante, entendant la voix de la princesse, une voix triste et belle comme le bruit que ferait une étoile qui tomberait juste à côté de nous, répondit : « Si tu es bien sincère dans ton aumône, ne me donne pas une pièce mais donne-moi ton cœur. Mon écuelle n’est là ni pour recueillir les pièces, fussent-elles d’or, ni pour recueillir les larmes de pitié : j’ai mis mon écuelle pour recueillir les cœurs. » La princesse, qui était jeune, et qui n’avait rien connu du monde jusqu’à ce jour-là, accepta. Et elle donna son cœur.

Quand elle revint au palais, elle n’eut plus goût à rien, ni au chant de ses servantes, ni à son lit de soie, ni aux pierres précieuses qui dormaient dans ses tiroirs, ni aux miroirs sombres et profonds qui répétaient de pièce en pièce son visage.

Elle essaya de se distraire, une fois, deux fois, chaque jour de la semaine, mais elle comprit bientôt que son cœur ne lui reviendrait jamais et qu’il était resté de l’autre côté des murailles du palais, dans l’écuelle de la mendiante.

Alors, elle cessa de sentir le goût des plats qu’on lui servait : ils se décomposaient dans sa bouche comme de la viande pourrie sur laquelle dansent les mouches. Elle devint sourde aux paroles aimables des courtisanz : elles résonnaient dans ses oreilles comme le crissement d’un doigt sur un crâne.

Elle devint aveugle à toutes ses richesses, à tous les plaisirs, à toutes les beautés de son palais : elle ne vit plus rien. Et quand elle eut totalement fermé les yeux à tout ce qui l’entourait, elle partit sur les routes, vagabonda, marcha jusqu’à une ville voisine dans un pays voisin : là, elle s’assit sur un coin puant du pavé et se mit à mendier. Une princesse à la peau brune, aux cheveux blancs, à la taille épaisse vint à passer par là qui lui jeta une pièce : « Pour soulager ta misère, mendiante : j’étais aveugle comme toi jusqu’à aujourd’hui. » Et l’ancienne princesse répondit : « Si tu es bien sincère dans ton aumône, donne-moi ton cœur. »

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Un éléphant sur l’épaule

Il était une fois ane enfant qui dansait en portant un éléphant sur son épaule. On s’arrêtait près d’ellui, et parfois, on lui jetait une pièce ; mais iel ne se souciait pas des pièces qu’on lui jetait : iel continuait de danser. Et iel ne s’interrompait jamais.

Un jour, ane vieilleux lui demanda : « Pourquoi danses-tu ainsi, alors que le monde va si mal ? » L’enfant répondit : « Si je peux porter sur mon épaule un éléphant en même temps que je danse, je pourrais bien porter aussi toutes les larmes de la terre. »

Lae vieilleux voulut savoir si ce que l’enfant disait était vrai. Iel parcourut le monde entier, et recueillit toutes les larmes qui coulaient des yeux des femmes, des lummes, des hommes, des enfants, des animaux et de la terre elle-même. Iel revint ensuite où se trouvait l’enfant et lui tendit les larmes : alors, l’enfant les prit et ne put plus danser.

Lae vieilleux fut déçux ; car iel avait cru, vraiment, que l’enfant pourrait porter toutes les larmes du monde : après tout, n’avait-iel pas porté un éléphant sur son épaule ? Le temps passa, et l’enfant devint vieilleux. « Pourquoi ne tenterais-je pas de danser à nouveau ? », pensa-t-iel ; la mort n’était pas loin d’ellui.

Iel se leva donc de son lit, sortit de sa maison et se mit à danser. Personne ne s’arrêtait pour lae regarder ; il faut dire que sa danse était bien maladroite.

Le soleil n’était pas encore couché qu’ane enfant s’approcha d’ellui : « Pourquoi trembles-tu ainsi de froid ? demanda l’enfant à lae vieilleux. — Ce n’est pas que je tremble de froid, répondit çae dernierx, c’est que je danse. — Pourquoi tes jambes ne te portent-elles plus ? demanda l’enfant à lae vieilleux. On dirait que tu es en train de tomber. — Ce n’est pas que je tombe, répondit lae vieilleux, c’est que je suis en train de danser. — Pourquoi as-tu le dos courbé ? Et pourquoi as-tu besoin d’un bâton pour marcher ? — Ce n’est pas le bâton qui me soutient, mais moi qui soutiens le bâton, dit lae vieilleux. Ne vois-tu donc pas que je danse ? — Pourquoi, demanda l’enfant, danses-tu alors que la mort est si près de toi ? »

A cette question, lae vieilleux ne répondit pas.

Et iel dansait encore quand le soir fut tombé, et que l’enfant était déjà partix loin, très loin jouer avec d’autres enfants.

A force de danser, lae vieilleux qui avait jadis été ane enfant redevint enfant : iel portait la mort sur son épaule, ainsi que toutes les larmes du monde. Le tout ressemblait à un éléphant.

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