Il était une fois deux jeunes filles qui s’aimaient tendrement, mais qui n’avaient jamais vu que la moitié du visage de l’autre. En effet, un mur séparait les deux royaumes dans lesquels elles vivaient respectivement ; et toutes deux mesurant la même taille, leur visage ne dépassait que de moitié le mur qui les séparait si bien qu’elles ne connaissaient de l’autre que les cheveux, le front, les yeux. Quant à la bouche, elle était barrée par la pierre du mur ; et les paroles qui sortaient de la bouche de l’une ou de l’autre ne parvenaient pas toujours de l’autre côté du mur. Lorsque l’une récitait un poème à l’autre, celle-ci n’entendait qu’un vers sur deux ; cela donnait lieu à des malentendus qu’il serait trop long de détailler ici mais qui auraient bien pu briser leur amour si celui-ci n’avait pas été encore plus solide que le mur qui les séparait.
Un jour, l’une d’entre elles décida de prendre le risque de commencer à percer le mur, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient : « Tu mourras si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma d’une de ses aiguilles à coudre et commença à creuser la pierre ; et l’autre voyant (ou plutôt entendant) sa bien-aimée se mettre à l’œuvre décida de faire de même, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient :
« Tu feras mourir les autres si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma non pas d’une aiguille à coudre, mais d’une pioche et commença à percer le mur ; elle dit à l’autre : « Pourquoi es-tu si lente à briser le mur ? » L’autre répondit : « C’est que j’ai une aiguille à coudre pour le briser. Et toi, pourquoi es-tu si rapide ? — C’est que, répondit la première, je me suis armée d’une pioche, bien que je n’aie pas l’autorisation de le faire. — Quel malheur que je sois obligée de n’utiliser que ce qu’on a donné à nous autres les femmes pour te rejoindre ! dit la seconde. — Pourquoi n’utilises-tu pas tes propres mains ? dit la première. Quant à moi, je suis sûre que tes mains valent mieux que tes outils de couture. — Faut-il que je garde les mains ouvertes ou que je serre les poings pour abattre le mur ? demanda la seconde. — Garde les mains ouvertes pour recueillir la pierre quand elle finit par céder, mais ferme le poing pour pouvoir la faire céder et frapper dedans », répondit la première. Elles procédèrent ainsi, et le mur finit par s’abattre à coups de pioche, de poings, et parce que la pierre une fois brisée était recueillie en un tas qui une fois bien agencé forma ce qui ressemblait à une maison ; cette maison permit aux deux jeunes filles de se rejoindre à l’abri du regard des autres.
Elles se connurent ainsi, mais une fois de retour chez elles, leur famille leur demanda : « Où étais-tu que tu rentres si tard le soir ? » Ce à quoi elles répondirent toutes deux ce qu’elles avaient convenu de répondre : « J’ai rencontré sur le chemin du retour, un chat mort que j’ai décidé d’enterrer ; j’ai cueilli des fleurs pour sa tombe et je l’ai décorée. » Les deux familles ne furent pas satisfaites et
décidèrent de suivre les traces de pas des deux jeunes filles, celles qu’elles avaient laissées dans la boue derrière elles : en les suivant, elles arrivèrent à la maison de pierre.
Alors, chaque famille vit le visage des membres de la famille de l’autre royaume. Cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas vu de visage autre que celui des gens de leur propre royaume ! Oubliant le motif de leur venue, et leur colère contre leurs filles respectives, elles s’aperçurent que la raison pour laquelle le mur avait été dressé — une épidémie de peste qui ravageait les deux royaumes — n’était plus d’actualité depuis longtemps ; mais elles avaient perdu l’habitude de voir la bouche des gens des autres royaumes, et surtout d’entendre ce qui se disait derrière le mur de pierre. Quelle ne fut pas leur surprise de voir que les bouches des personnes étrangères à leur propre royaume pouvaient sourire, rire, grimacer, manger, parler ? Elles décidèrent d’organiser un grand banquet et lorsque les deux jeunes filles parlèrent de leur amour, car elles finirent par l’avouer aux membres de leur famille respective, leur entourage leur dit : « Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? » Alors, les deux jeunes filles répondirent : « Il est hors de question que nous nous mariions. »
Elles vieillirent néanmoins ensemble, adoptèrent une multitude de chatz, et habitèrent la maison de pierre que les gens des deux royaumes pointaient du doigt en disant : « Cette maison de pierre était autrefois un mur. » Plus tard, bien après leur mort, la maison tomba en ruines ; les pierres furent retirées pour d’autres constructions ; et bientôt, il n’en resta plus rien qu’un petit caillou. Une petite fille jouant avec ce caillou un jour y vit les traces que l’aiguille y avaient laissées ; et elle savait par les histoires de sa mère et de sa grand-mère que ce n’était non pas la mer qui avait érodé la pierre mais l’amour. Si tu vois un jour des pierres un peu abîmées sur ton chemin lectaire, souviens-toi de l’histoire que je t’ai racontée ; car je n’en doute pas, il existe dans le monde des milliers, des millions de personnes qui par leur amour ont ébréché les pierres elles-mêmes, peut-être même des milliards. Ainsi se termine mon histoire.