L’entrée du paradis

Devant le paradis, une seule entrée, la lumineuse, l’officielle, avec ses portes d’or et ses marches de pierres précieuses. Pourtant, quiconque passe par cette entrée n’entre pas au ciel.

J’en veux pour preuve cette histoire : un jour, un homme se présenta devant la porte. Il y frappa avec beaucoup de courtoisie, une fois, deux fois ; à la fin, il n’osa plus frapper : c’était un homme poli, il préféra attendre qu’on lui ouvre pour ne pas faire de scandale. Et personne ne lui ouvrit.

Quelques temps plus tard, une femme du nom de Graziella, vieille, grosse et édentée, se présenta. Quand l’homme l’aperçut, il pensa : « Quelle femme de mauvaise vie ! Elle ose se présenter ici ! »

Graziella n’essaya même pas de frapper à la porte. Elle vit les fenêtres obscures du paradis, elle décida de grimper jusqu’à l’une d’entre elles ; elle fit un petit bond, s’accrocha à la gouttière du ciel ; et c’est ainsi qu’elle y entra.

Du haut de la fenêtre, elle cria à l’homme : « Il faut cambrioler le ciel quand ses lumières sont éteintes et quand il semble inhabité : le paradis ne se demande pas, il se ravit ! »

L’homme entendit-il son conseil ? Le conte ne le dit pas. Et toi, l’as-tu entendu ? Le conte ne le dit pas non plus.

Quant à moi, je déserte mon conte, je le laisse ici sur le seuil du paradis ; car il est temps pour moi de grimper à mon tour.

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Prologue – Des ossements et des pétales de fleurs

Sur la route, une jeune fille rencontra un jour la Mort. Elles se regardèrent longtemps dans les yeux, mais n’échangèrent aucune parole. Le face à face dura plusieurs heures, après quoi la jeune fille rentra chez elle.

Dans sa chambre, elle se rendit compte en se déshabillant, qu’elle avait perdu son nombril. La jeune fille prit peur. Elle pensa : « Il me faut raconter cette histoire à quelqu’ane ; car je ne peux pas la garder pour moi seule. »

Elle songea d’abord à ses parentz, mais ces dernierz étaient si occupaes qu’iels n’entendirent pas un traître mot de ce qu’elle voulait leur raconter.

Elle se rendit auprès du médecin du village, mais elle se ravisa après avoir pensé : « Celui-là, qui est en tête à tête avec la Mort tous les jours, il est bien malheureux, peut-être plus malheureux encore que moi. »

Elle se rendit auprès du prêtre, mais le prêtre avait la mine si grise et si jaune qu’elle pensa :

« Celui-là qui est en tête à tête avec Diex tous les jours, il est bien desséché, peut-être plus desséché encore que moi. »

Voyant que personne ne voulait ni ne pouvait écouter son histoire, elle se tourna vers un mur, un très vieux mur marqué par le temps et lui parla : « Mur, petit mur, écoute mon histoire : j’ai rencontré la Mort, elle m’a regardée en face ; je l’ai regardée en face ; et quand je me suis déshabillée chez moi, je n’avais plus de nombril. Mur, petit mur, que peux-tu faire pour moi à part me plaindre et m’écouter ? »

Elle pleura toutes les larmes de son corps. Et pendant plusieurs heures, elle continua de parler au mur, au très vieux mur marqué par le temps. A un moment donné, elle sentit que sa bouche était vide de son histoire ; elle avait suffisamment parlé.

Elle n’avait pas retrouvé son nombril, mais elle s’en fut soulagée et heureuse.

Quelques années plus tard, elle brûla tous ses vêtements d’enfant, quitta ses parentz et sans jamais se retourner sur son chemin, elle partit s’installer au fond de la forêt : elle y vécut jusqu’à sa mort.

A sa mort, on s’aperçut qu’elle avait quelque chose dans le bas du ventre : au lieu d’un trou, on y voyait une fleur épanouie — le nombril avait disparu et la fleur avait poussé là, à la place. Certainz

dirent : « C’est une sainte », d’autres : « C’est une sorcière. » Le prêtre ne sut pas s’il fallait l’enterrer en terre chrétienne ou non.

On coupa donc son corps en deux : une moitié fut enterrée en terre chrétienne et l’autre près d’un buisson d’orties. La famille fut bien embêtée car elle ne savait pas où aller se recueillir ; il y eut des querelles dans la famille ; certainz disaient : « Le vrai corps est près du buisson d’orties » ; d’autres disaient : « Le vrai corps est près de l’église. » Le vrai corps était-il le haut du corps ou le bas du corps ? la famille fut si divisée sur cette question qu’elle ne cessa plus de se disputer à ce sujet.

Une fillette de la famille un soir décida de creuser la terre près du buisson d’orties et d’en sortir le corps. Elle s’arma d’une pelle et sortit les ossements un par un. Elle les jeta ensuite dans un sac. Elle répéta le même procédé dans le cimetière de l’église : elle donna des coups de pelle, tac, tac, tac, et sortit les ossements un par un. Elle rassembla tous les ossements dans un sac. Elle marcha ensuite longtemps, longtemps ; mais il y avait un trou dans son sac. Et les ossements tombaient un par un derrière elle ; et des pétales de fleurs tombaient aussi derrière elle.

Les villageoix la retrouvèrent en suivant les ossements et les pétales de fleurs : on voulut la condamner à mort. Elle dit alors : « Si vous me laissez ces ossements et ces pétales de fleurs, je les rassemblerai de telle sorte que la sainte-sorcière revivra. On pourra alors lui demander si elle était une sainte ou une sorcière. »

Les villageoix acceptèrent. La fillette assembla les os, les pétales de fleurs — cela lui prit plusieurs années ; au bout de plusieurs années, le corps devint vivant. Mais la fillette s’était tant épuisée à donner vie à la femme qu’elle-même tomba gravement malade et mourut.

Les villageoix interrogèrent la femme faite d’ossements et de pétales de fleurs : « Es-tu une sainte ou une sorcière ? jeune ou vieille ? vivante ou morte ? du ciel ou de l’enfer ? » Et la femme ne répondit pas. Mais les villageoix s’aperçurent que des fleurs poussaient sous ses pieds et que de la neige tombait de ses cheveux.

Les villageoix continuèrent de l’interroger, la menaçant de mort. L’hiver, le printemps passèrent, ainsi que les autres saisons. Et chaque jour, on l’interrogeait pour qu’elle avoue : « Je suis une sainte », ou « Je suis une sorcière », mais c’était en vain.

Un jour, elle se mit à parler néanmoins ; et elle raconta plusieurs histoires, on ne sait exactement combien, aux villageoix. On ne sut si ces histoires étaient dignes de foi ou non. Le lettré qui les avait consignées décida qu’on jette le manuscrit à l’eau : s’il flottait, on saurait que ces histoires étaient mensonges ; s’il coulait, on saurait que c’était la vérité.

Il s’apprêtait à jeter le manuscrit quand une enfant le retint : « Peu importe que ce soit la vérité ou non, puisque nous avons passé un moment agréable à les écouter. Et puis, ces histoires ont été racontées par une personne revenue de la mort : elles ne peuvent qu’être vraies. »

On se rangea à son avis. Et maintenant, lectaire, je m’en vais te présenter ces histoires, ces choses étonnantes…

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