Le Dieu de Judas

Il y a des tragédies mensongères. Celles qui se terminent à leur point culminant. Celles qui se terminent.

Le tragique est un sinistre manège, une horloge trop réglée, un parc d’attraction transformé en abattoir. On se résignera à dire : « Cela tourne ». On s’y résigne depuis le début. Notre espérance voudrait que le temps soit une flèche, une flèche qui ne se trompe pas de cible. La poésie nous demande elle d’errer comme si l’errance était déjà le Royaume. Reconnaître que la vie est un mensonge, un mensonge qui cache de la mort, c’est la vérité des mystiques.

Le plus inutile ne nous aide pas : il nous tue, il nous sauve.

Faire de la poésie, c’est créer des erreurs. Devenir fanatique, c’est les consacrer. Vivre, c’est en payer le prix.

L’enfer n’est pas devant nous. Nous sommes déjà dans le cercle. Ne pas vouloir en prendre conscience, c’est le propre des êtres qui souffrent : l’antichambre de l’enfer est bien pire que l’enfer lui-même.

Les figures tragiques ne sont pas coupables. On ne les juge pas, non pas parce que nous sommes des regards détachés, extérieurs, bien au contraire : on ne les juge pas parce que nous sommes dans la même barque qu’elles et nous le savons. Et nous sommes aussi bien Néron, Médée, Phèdre qu’Iphigénie. Et nous connaissons l’ombre de l’innocence, la lumière du poison ; il n’y a pas de bourreau dans le temps tragique : il n’y a que des complices. 

Un juge qui oublie le sang sur ses mains n’est pas en droit de juger. Et c’est pourtant à lui qu’on le donne : le drame de la justice humaine.

Nous sommes un réseau de complices, aussi bien secret qu’évident. Si on reconnaissait nos masques, ils tomberaient : personne dans un théâtre ne s’amuse à dire « Le roi est vêtu ». Personne ne s’amuse à écouter la folie quand elle le dit. On croit davantage au tragique qu’aux caprices hasardeux de la folie.

Pourtant je crois que le salut est là, si il existe.

Le tragique qui croit aller vers la fin n’est pas tragique. Une fin éplorée comme un début de rêve : voilà qui est l’antithèse du tragique.

Car qu’y a-t-il après la fin ? Le tragique commence quand tout est déjà fini. Le temps de la fin est un temps qu’on étire et qu’on livre en pâture aux mensonges. Il faut beaucoup d’art, de mensonges et de complexité pour différer. La vérité nue est tellement simple qu’elle est la porte de la mort. Elle tient en une phrase. Une phrase lapidaire. Mortelle. La vie chrétienne oublie cela. La tragédie n’est pas sans retour, hélas : elle est sans rédemption. Pas de corps ressuscité. Pas même d’âme sauvée. Il n’y a pas de miracle, je veux dire pas de fin après la fin. Le miracle naît de l’impossible. Il est après l’impasse. C’est parce que l’on veut croire aux miracles que l’on s’abîme : on cherche la Comédie et la lumière après l’enfer, le fond. Mais le puits a-t-il un fond ? Peut-être : une profondeur qui se fait passer pour un mystère alors qu’elle n’est qu’une fausse promesse, un silence idiot.

La fin ignore les larmes : à la limite, c’est un rictus.

Il faudrait une pirouette : il faudrait faire de l’amphithéâtre un cirque. La tragédie manque d’imagination pour imaginer la dérobade, le pied-de-nez, d’où ses faux dilemmes. Choisir c’est ne pas choisir. Il faut inventer les termes mêmes du choix. Être ou ne pas être : le choix est sans alternative. On pense toujours par deux quand on se détruit. On veut le blanc, le noir. On oublie que la couleur hésite.

L’éternité n’est pas un temps qui s’étire : c’est un temps qui s’annule. C’est l’oiseau qui cherche le ciel et le ciel qui s’oublie.

C’est l’être humain à qui le temps n’appartient plus.

Le jugement vient de l’oubli qu’on a des causes possibles.

La condamnation vient de notre ignorance d’un possible lendemain.

Seulement des possibles.

Après Judas, l’Evangile est une tragédie corrigée.

Les Églises corrigent la vie. Et c’est ainsi qu’elles créent des malheurs médiocres, faute d’être incarnés.

Le sang d’un seul pour oublier que tout le monde saigne.

La liberté n’est jamais payée d’avance. Elle échappe aux échanges, à l’économie. Elle se donne, elle se vole.

Le poisson qui a cru posséder son bocal a le vertige quand il revient à la mer.

Et la liberté sans imagination n’est que dévoration de soi. 

On sort souvent de nos maisons, on s’y ennuie souvent aussi : on travaille pour ces deux choses et on se drogue pour ces deux choses. On ne pense jamais à sortir pour ne pas revenir, rester face à soi-même pour ne pas en revenir.

Aller nulle part. Sans adieu.

L’incertitude est la seule liberté. Suspendre le choix. Suspendre. Pas par lâcheté. Ne pas agir en sachant que ne pas agir est agir. Ne pas tremper ses mains alors qu’on sait qu’on a l’eau jusqu’au front, et même au-delà.

Un carnaval sans imagination n’est rien d’autre qu’une boucherie de viandes sacrifiées. Chaque année le retour sans issue. Et la révolution des révolutions ? Existe-t-elle ?

Choisir de ne pas vivre quand on est dans la vie. Le courage est lucide jusque dans son angle mort. La fin du temps est là, quand l’oiseau sait que la terre est une demeure provisoire et « sans remède ».

Toute éternité est précaire comme un regard d’enfant qui voit le jour à travers son bandeau de colin-maillard, mais ne voit plus assez pour toucher les ombres. 

On ne vit plus parce qu’il faut. Avec obéissance. On ne vit plus parce que c’est ainsi. Avec résignation. Le savoir est le refuge des imbéciles.

On vit comme on parie, avec malice. On ignore avec courage.

Là naît l’imagination.

On se prépare même à trahir.

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