Nom de l’auteur/autrice :sykorax

La jarre d’eau

Un jour, une femme dit à une autre : « J’ai attrapé la lune, et l’ai mise dans une jarre qui se trouve dans la cour de ma maison. » L’autre femme demanda à voir la lune capturée. Alors, la première femme fit venir l’autre dans la cour de sa maison, pendant la nuit, et lui montra la jarre : elle était remplie d’eau et on y voyait danser dans les courants d’air, un reflet de lune. Alors, l’autre femme dit : « Je vais emporter cette jarre chez moi. » Elle prit la jarre, la porta sur sa tête, mais quand elle la posa chez elle, dans son jardin, il n’y avait plus de lune.

Le lendemain matin, elle se leva de bonne heure, au moment de l’aurore, et vit dans la jarre des nuages couleur or : elle voulut faire cadeau de ces nuages à son amie, et décida de les emporter chez elle. Elle posa donc la jarre sur sa tête, mais quand elle fut chez son amie, et quand elle eut posé la jarre dans la cour de sa maison, elle se rendit compte que les nuages couleur or avaient disparu. A la place des nuages se reflétait dans la jarre un ciel tout bleu. Son amie lui dit : « Voici que tu me donnes un ciel tout bleu en échange de la lune que je t’ai donnée hier ! »

Et la femme qui la veille s’était vantée d’avoir capturé la lune, le lendemain matin, retourna voir la jarre dans la cour de sa maison pour y retrouver le ciel bleu. Mais elle vit alors dans la jarre une brume claire et grise. « Comme cette brume est belle ! pensa-t-elle. Je vais en faire cadeau à mon amie en échange du ciel bleu qu’elle m’a donné hier. » Elle se rendit chez son amie, avec la jarre d’eau sur la tête, la posa sur le sol mais la brume grise avait disparu ; il pleuvait désormais, il y avait aussi de l’orage et des cercles d’eau se dessinaient dans la jarre remplie d’eau. L’amie fut si heureuse de recevoir ces cercles d’eau qu’elle offrit le lendemain à l’autre femme une jarre remplie de soleil.

Et tous les jours, elles continuèrent de se renvoyer la jarre l’une à l’autre ; et chaque jour, la jarre avait un visage différent ; les deux femmes vieillirent, mais le ciel qu’elles portaient sur leur tête ne prit jamais une ride.

contes

Quel corps avec quelle tête ?

Il était une fois une princesse si belle que son visage ressemblait à un miroir poli tendu vers le soleil, du moins était-ce comme cela qu’on la voyait ; et ainsi, on l’appelait « la princesse du soleil. »

Un jour, son père voulut la marier.

« Me marier ? dit-elle. Mon père, je le veux bien mais à une condition. — Une condition ? dit son père. Laquelle ma fille ? »

La princesse dessina alors deux têtes de cheval et deux corps de cheval séparés les uns des autres ; l’une des têtes était blanche, l’autre tachetée ; l’un des corps était blanc, l’autre tacheté de la même manière. Elle dit : « Que les prétendants viennent ! Celui qui pourra assembler convenablement les têtes et les corps que j’ai dessinés, celui-là sera mon époux. »

Les prétendants vinrent. Ils se présentaient un par un. Tous disaient : « La tête tachetée va avec le corps tacheté ; la tête blanche va avec le corps blanc », ce à quoi la princesse répondait : « Faux ! Faux ! Vous avez tout faux : vous n’êtes pas dignes de moi. »

Vint à se présenter un jour au palais une reine ; elle se disait maîtresse du royaume de la nuit.

Elle se rendit auprès de la princesse du soleil et lui dit : « La tête tachetée va avec le corps blanc ; la tête blanche va avec le corps tacheté ; la tête ne s’accorde jamais au corps, ni l’esprit à ce qui le soutient, ni la logique au monde. »

Et la princesse du soleil dit : « Tu as dit vrai. C’est toi qui seras ma femme. » Le roi son père s’indigna : « Une princesse avec une reine, cela ne s’est jamais vu. — Cela existe pourtant, répondit sa fille, puisque les chevaux avec un corps blanc et une tête tachetée existent. »

Et les prétendants indignés dirent : « Comment pouvions-nous deviner la réponse de l’énigme ? La raison commandait le contraire. Quant aux analogies de ta prétendante, on pourrait bien les retourner et dire l’inverse : que chez l’homme de bien, la tête s’accorde au corps, l’esprit à ce qui le soutient ; et que dans la pensée droite, la logique s’accorde au monde. — Peu m’importent vos raisonnements ! répondit la princesse. Vous m’avez crue assez idiote, transparente et simple pour être incapable d’imaginer cette réalité plus obscure : que les chevaux à tête tachetée et à corps blanc existent ! L’intelligence ne tient pas dans les raisonnements, mais dans notre capacité à voir cette intelligence rayonner chez celleux qu’on aime. — Nous te croyions intelligente ! lui répondirent les prétendants. Nous voyons maintenant que tu as l’esprit subtil et tordu. — Eh bien, dit la princesse, vous ne me méritez pas si vous ne vous attendez pas à être surpris par moi. Ne seriez-vous pas des prétendants ennuyés mariés à une princesse ennuyeuse si j’avais bel et bien dit : “ La tête blanche va avec le corps blanc ; la tête tachetée avec le corps tacheté ?” », ce à quoi les prétendants furent bien obligés d’acquiescer.

Elle s’en fut dans le royaume de la nuit avec la reine, et elles vécurent heureuses loin des yeux de toux.

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L’étrangère

Il y avait au pays une jeune fille qui avait un grand voile sur le visage, un voile couleur de nuage. Sa peau était noire, son regard sombre comme une pluie d’orage. On disait d’elle : « C’est une étrangère. » De ses parentz aussi on disait : « Ce sont des étrangerz. » Et un jour on voulut les chasser. « Hors de question », dit la jeune fille. Mais elle n’eut bientôt pas le choix : elle fut bannie du pays et dut partir avec ses parentz vers la mer.

Sur la route qui devait la conduire jusqu’à la mer, elle vit un petit caillou noir au milieu des cailloux blancs. Elle dit : « Petit caillou, petit caillou, comment fais-tu pour être un caillou noir parmi les cailloux blancs ? » Le caillou lui répondit : « Prends-moi dans ta poche et je te donnerai bientôt la réponse. » Alors, la jeune fille ni une ni deux prit le caillou, le mit dans sa poche, après quoi elle poursuivit sa route avec ses parentz.

Plus loin, elle rencontra une colombe noire parmi les colombes blanches. Elle dit : « Petite colombe, petite colombe, comment fais-tu pour être une colombe noire parmi les colombes blanches ? » La colombe lui répondit : « Prends-moi sur ton épaule et je te donnerai bientôt la réponse. » Alors, la jeune fille ni une ni deux prit la colombe sur son épaule, après quoi elle poursuivit sa route avec ses parentz.

Quelques instants s’écoulèrent, quand elle vit bientôt à ses pieds parmi les marguerites blanches, une marguerite noire. Elle dit : « Petite marguerite, petite marguerite, comment fais-tu pour être une marguerite noire parmi les marguerites blanches ? » La marguerite lui répondit : « Cueille-moi, mets-moi dans tes cheveux et je te donnerai bientôt la réponse. » Alors, la jeune fille ni une ni deux cueillit la marguerite noire, la mit dans ses cheveux et poursuivit sa route avec ses parentz.

Bientôt, elle arriva devant la mer.

Le caillou noir lui dit alors : « Jette-moi dans la mer pour faire des ricochets. » La jeune fille s’exécuta, et le caillou rebondit sur les vagues, une fois, deux fois, trois fois jusqu’à disparaître.

La colombe noire lui dit alors : « Lance-moi vers le ciel pour que je m’envole. » La jeune fille s’exécuta, et la colombe s’envola, battant de l’aile, une fois, deux fois, trois fois jusqu’à disparaître.

La marguerite noire lui dit alors : « Enlève mes pétales un par un par pour que je te dise si l’on t’aime ou non. » La jeune fille s’exécuta, enlevant chaque pétale, les arrachant une fois, deux fois, trois fois jusqu’à ce que la marguerite fut entièrement défaite.

Après cela, elle se lamenta : « Ils m’avaient promis une réponse ! Mais je les ai perdus désormais.»

Alors, une voix venue de la mer, du ciel et de la terre lui dit : « Le caillou que tu as jeté dans la mer, c’est l’exilae qui traverse les eaux. La colombe que tu as élevée vers le ciel, c’est lae persécutae qui rend son âme à Diex. La marguerite que tu as dépouillée, c’est l’opprimae que l’on tourmente. »

La jeune fille demanda : « Que dois-je faire à présent ? »

La voix répondit : « Retrouve le caillou englouti par les flots, empêche la colombe de s’enfuir davantage et redonne sa parure au cœur de la marguerite. — Mais c’est impossible ! s’exclama la jeune fille. Ne puis-je pas faire autre chose ? — Si, mais c’est une chose plus difficile encore. — Dis-la moi. — Ne laisse pas ta voix être engloutie par le silence ; ne t’enfuis pas face à ce monde, en y préférant le ciel, quand bien même serait-il injuste ; et redonne à ton cœur tout dépouillé dignité et force. »

La jeune fille fut bientôt contrainte de traverser la mer. Le reste de l’histoire est encore à écrire.

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Eau-tranquille et Eau-courante

Il était une fois Eau-tranquille qui vivait chez son père. Elle était si belle qu’on disait d’elle que ses cheveux étaient remplis de soleil levant, et ses yeux tout pleins de ciel d’avril.

Un jour, une étrangère arriva près de la maison d’Eau-tranquille ; elle s’appelait Eau-courante : son vêtement bleu était brodé des vagues de l’océan ; et sa peau était sombre, ses cheveux et ses yeux couleur de nouvelle lune.

Eau-courante s’approcha d’Eau-tranquille et lui dit : « Sais-tu à quel point il est bon de dévaler les rocs et les pentes escarpées dans le gel des montagnes ? » Eau-tranquille, acquiesça de la tête : elle se mit à rêver de montagnes. Alors, Eau-courante ajouta : « Sais-tu à quel point il est bon de courir entre les champs de lavande, en répandant ses rires et ses larmes dans la boue ? » Eau-tranquille acquiesça de la tête : ses yeux distraits étaient devenus tout remplis des lavandes rêvées. Eau-courante dit encore : « Sais-tu à quel point il est bon de se jeter dans la mer, toute nue et toute hésitante pour se fondre en elle ? »

Eau-tranquille dit alors : « Emmène-moi avec toi, et nous dévalerons ensemble les montagnes ; nous passerons à travers les champs de lavande ; nous nous fondrons ensemble dans la mer et nous serons heureuses. »

Eau-courante voulut emmener Eau-tranquille avec elle ; mais le père d’Eau-tranquille refusa : il ne voulait pas qu’Eau-tranquille parte avec une étrangère. Les années passèrent. Eau-tranquille rêva tant du monde et d’Eau-courante que ses eaux atteignirent parfois le ciel, s’évanouissant en nuage ; devenue nuage, elle versait ses larmes de désir dans l’océan, sur les champs de lavande, sur le sommet des montagnes et même sur le corps d’Eau-courante.

C’est ainsi que naquit la pluie.

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Le mur de pierre

Il était une fois deux jeunes filles qui s’aimaient tendrement, mais qui n’avaient jamais vu que la moitié du visage de l’autre. En effet, un mur séparait les deux royaumes dans lesquels elles vivaient respectivement ; et toutes deux mesurant la même taille, leur visage ne dépassait que de moitié le mur qui les séparait si bien qu’elles ne connaissaient de l’autre que les cheveux, le front, les yeux. Quant à la bouche, elle était barrée par la pierre du mur ; et les paroles qui sortaient de la bouche de l’une ou de l’autre ne parvenaient pas toujours de l’autre côté du mur. Lorsque l’une récitait un poème à l’autre, celle-ci n’entendait qu’un vers sur deux ; cela donnait lieu à des malentendus qu’il serait trop long de détailler ici mais qui auraient bien pu briser leur amour si celui-ci n’avait pas été encore plus solide que le mur qui les séparait.

Un jour, l’une d’entre elles décida de prendre le risque de commencer à percer le mur, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient : « Tu mourras si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma d’une de ses aiguilles à coudre et commença à creuser la pierre ; et l’autre voyant (ou plutôt entendant) sa bien-aimée se mettre à l’œuvre décida de faire de même, envers et contre tous les avertissements des personnes de son entourage qui lui disaient : « Tu feras mourir les autres si tu tentes de briser ce mur. » Elle s’arma non pas d’une aiguille à coudre, mais d’une pioche et commença à percer le mur ; elle dit à l’autre : « Pourquoi es-tu si lente à briser le mur ? » L’autre répondit : « C’est que j’ai une aiguille à coudre pour le briser. Et toi, pourquoi es-tu si rapide ? — C’est que, répondit la première, je me suis armée d’une pioche, bien que je n’aie pas l’autorisation de le faire. — Quel malheur que je sois obligée de n’utiliser que ce qu’on a donné à nous autres les femmes pour te rejoindre ! dit la seconde. — Pourquoi n’utilises-tu pas tes propres mains ? dit la première. Quant à moi, je suis sûre que tes mains valent mieux que tes outils de couture. — Faut-il que je garde les mains ouvertes ou que je serre les poings pour abattre le mur ? demanda la seconde. — Garde les mains ouvertes pour recueillir la pierre quand elle finit par céder, mais ferme le poing pour pouvoir la faire céder et frapper dedans », répondit la première. Elles procédèrent ainsi, et le mur finit par s’abattre à coups de pioche, de poings, et parce que la pierre une fois brisée était recueillie en un tas qui une fois bien agencé forma ce qui ressemblait à une maison ; cette maison permit aux deux jeunes filles de se rejoindre à l’abri du regard des autres.

Elles se connurent ainsi, mais une fois de retour chez elles, leur famille leur demanda : « Où étais-tu que tu rentres si tard le soir ? » Ce à quoi elles répondirent toutes deux ce qu’elles avaient convenu de répondre : « J’ai rencontré sur le chemin du retour, un chat mort que j’ai décidé d’enterrer ; j’ai cueilli des fleurs pour sa tombe et je l’ai décorée. » Les deux familles ne furent pas satisfaites et décidèrent de suivre les traces de pas des deux jeunes filles, celles qu’elles avaient laissées dans la boue derrière elles : en les suivant, elles arrivèrent à la maison de pierre.

Alors, chaque famille vit le visage des membres de la famille de l’autre royaume. Cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas vu de visage autre que celui des gens de leur propre royaume ! Oubliant le motif de leur venue, et leur colère contre leurs filles respectives, elles s’aperçurent que la raison pour laquelle le mur avait été dressé — une épidémie de peste qui ravageait les deux royaumes — n’était plus d’actualité depuis longtemps ; mais elles avaient perdu l’habitude de voir la bouche des gens des autres royaumes, et surtout d’entendre ce qui se disait derrière le mur de pierre. Quelle ne fut pas leur surprise de voir que les bouches des personnes étrangères à leur propre royaume pouvaient sourire, rire, grimacer, manger, parler ? Elles décidèrent d’organiser un grand banquet et lorsque les deux jeunes filles parlèrent de leur amour, car elles finirent par l’avouer aux membres de leur famille respective, leur entourage leur dit : « Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? » Alors, les deux jeunes filles répondirent : « Il est hors de question que nous nous mariions. »

Elles vieillirent néanmoins ensemble, adoptèrent une multitude de chatz, et habitèrent la maison de pierre que les gens des deux royaumes pointaient du doigt en disant : « Cette maison de pierre était autrefois un mur. » Plus tard, bien après leur mort, la maison tomba en ruines ; les pierres furent retirées pour d’autres constructions ; et bientôt, il n’en resta plus rien qu’un petit caillou. Une petite fille jouant avec ce caillou un jour y vit les traces que l’aiguille y avaient laissées ; et elle savait par les histoires de sa mère et de sa grand-mère que ce n’était non pas la mer qui avait érodé la pierre mais l’amour. Si tu vois un jour des pierres un peu abîmées sur ton chemin lectaire, souviens-toi de l’histoire que je t’ai racontée ; car je n’en doute pas, il existe dans le monde des milliers, des millions de personnes qui par leur amour ont ébréché les pierres elles-mêmes, peut-être même des milliards. Ainsi se termine mon histoire.

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