La création du monde

Il était une fois une fille à la peau sombre et au regard de rêve et de soleil brûlé que l’on appelait « la folle. » Elle se prétendait amie de la mer. Elle disait : « Mon cœur est un coquillage. » Elle s’en plaignait, elle en riait parfois. Elle disait aussi : « Mon cœur est fait de nacre, il s’enroule à l’infini, il enlace l’océan ; car il contient le bruit de l’océan, de ses marées montantes et basses, il suffit que je tende l’oreille vers mon cœur pour entendre la mer », et d’autres propos étranges.

On lui versait de l’eau sur la tête pour la ramener à la raison. On la fit même enfermer à l’hospice. On lui attacha les pieds et les poings pour ne pas qu’elle soit trop bruyante et qu’elle cesse d’être folle, mais ce fut sans succès.

Une femme d’âge mûr qu’on avait enfermée aussi vint à entendre l’une de ses paroles. Et cette femme, on l’avait enfermée car elle se prétendait mère et déesse des nuages ; elle disait : « J’ai donné forme et vie à ces nuages ; je suis leur mère, et comme toute mère aimante, je les laisse partir. » Et les deux femmes se lièrent d’amitié.

Alors, une troisième femme, plus âgée, les entendit converser entre elles. Cette femme-là, on l’avait enfermée car elle se prétendait sœur du feu, c’était la plus dangereuse de toutes aux dires des médecins ; elle disait : « Je demanderai à maon adelphe le feu de brûler tous les murs, les cordes qui nous attachent, et nous détruirons tout. » Et elle se lia d’amitié avec les deux autres femmes : elles devinrent inséparables.

Un jour, elles décidèrent de s’enfuir de l’hospice. Mais elles ne trouvèrent nulle issue et pleurèrent. Alors, leur vint l’idée de faire une corde avec leurs larmes. Elles la jetèrent par une fenêtre et s’en furent joyeusement.

On les chercha partout. Elles n’étaient déjà plus là.

Les trois femmes arrivèrent bientôt près de l’océan du bord du monde, où les nuages plongent pour ne plus jamais revenir. Elles dirent : « Nous prendrons une barque et nous irons naviguer entre les eaux et les nuages », ce qu’elles firent. Au milieu de l’océan, elles aperçurent un grand bateau, qui les récupéra. A l’intérieur du bateau, il n’y avait que des gens que l’on avait appelés « folz ».

L’une de ces personnes leur dit : « Nous aussi, nous avons fui le monde. Nous sommes folz comme vous, et nous avançons entre les nuages et les eaux jusqu’au bord du monde. »

Et les membres de l’équipage décidèrent d’appeler leur bateau : « le navire des folz. »

Les membres de l’équipage avancèrent parmi les brumes, les nuits, les premiers soleils du matin, les lunes, et les derniers rayons du jour.

Iels avancèrent, avancèrent : au bout de quarante ans, iels eurent faim et furent lasz. Iels décidèrent donc de revenir sur terre.

Or, iels ne trouvèrent nulle part où poser les pieds : tout avait été recouvert par les flots. La femme qui se disait autrefois amie de la mer demanda : « Qu’est-il advenu de la terre ? Moi, je suis l’amie de la mer. » A peine eut-elle prononcé ces mots que la mer grossit et laissa entrevoir entre ses vagues des milliers de poissons.

Et les petits poissons dirent : « Ohé ! ohé ! Il n’y a plus de rivage où poser son âme ! Les humanes ont mangé la terre, les plus riches l’ont dévorée. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’écume et soleil. Ohé ! Ohé !»

A ce moment-là, la femme qui se prétendait autrefois mère de l’air et des nuages s’écria : « Petits poissons, petits poissons, vous mentez, vous mentez. Moi, je suis la mère de l’air et des nuages. » A peine eut-elle prononcé ces mots que des nuages apparurent dans le ciel ; et le vent souffla fort.

Et les petits poissons dirent : « Ohé ! ohé ! Il n’y a plus de rivage où poser son âme ! Les humanes ont mangé la terre, les plus riches l’ont dévorée. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’écume et soleil. Ohé ! Ohé ! »

Alors, la femme qui se disait naguère sœur du feu s’écria : « Petits poissons, petits poissons, vous mentez, vous mentez. Moi, je suis la sœur du feu. » A peine eut-elle dit cela que l’orage gronda et que le feu frappa les flots.

Et les petits poissons chantèrent de plus belle : « Ohé ! ohé ! Il n’y a plus de rivage où poser son âme ! Les humanes ont mangé la terre, les plus riches l’ont dévorée. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’écume et soleil. Ohé ! Ohé ! »

Aussitôt, ane lumme de l’équipage dit : « Petits poissons, vous mentez, vous mentez. Moi, je suis l’enfant de la terre. »

Et la terre apparut.

Lae lumme dit alors : « Ce sont les folz, les excluz et les révoltaes qui créent et rêvent le monde. Qui d’autre sinon pourrait le faire ? »

C’est ainsi que le monde fut créé chaque jour jusqu’à aujourd’hui, c’est ainsi qu’il sera encore enfanté demain, et pas autrement.

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